LA MATIERE ET L’ESPRIT
LA MATIERE, RIEN QUE LA MATIERE : UNE CONDITION DE L’INTELLIGENCE DU REEL.
Dans cet extrait de son Système de la nature, le Baron d’Holbach soutient un matérialiste strict, selon lequel toute partie de la nature est pleinement explicable à partir de la matière qui la constitue et des forces qui animent cette matière. Si un tel matérialisme a été réfuté, c’est uniquement selon lui parce que l’on a attribué une forme de passivité à la matière sans tenir compte de la dynamique créatrice de ses forces qui animent chacune de ses parties. La conséquence d’une telle explication purement matérielle du réel est de libérer notre pensée de toutes les illusions métaphysiques qui l’obscurcissent : nul besoin désormais d’avoir recours à des puissances surnaturelles pour avoir la pleine et entière intelligence de la réalité. Le matérialisme est un gain de clarté pour notre esprit dans son approche de la nature.
« Si les hommes eussent fait attention à ce qui se passe sous leurs yeux, ils n’auraient point été chercher hors de la nature une force distinguée d’elle-même qui la mît en action, et sans laquelle ils ont cru qu’elle ne pouvait se mouvoir. Si par la nature nous entendons un amas de matières mortes, dépourvues de toutes propriétés, purement passives, nous serons, sans doute, forcés de chercher hors de cette nature le principe de ses mouvements ; mais si par la nature nous entendons ce qu’elle est réellement, un tout dont les parties diverses ont des propriétés diverses, qui dès lors agissent suivant ces mêmes propriétés, qui sont dans une action et une réaction perpétuelles les unes sur les autres, qui pèsent, qui gravitent vers un centre commun, tandis que d’autres s’éloignent et vont à la circonférence, qui s’attirent et se repoussent, qui s’unissent et se séparent, et qui par leurs collisions et leurs rapprochements continuels produisent et décomposent tous les corps que nous voyons, alors rien ne nous obligera de recourir à des forces surnaturelles pour nous rendre compte de la formation des choses, et des phénomènes que nous voyons ».
Baron D’HOLBACH, Système de la nature (1770)
PEUT-ON PRETENDRE EXPLIQUER PLEINEMENT LE MONDE A PARTIR DES LOIS DE LA MATIERE ET DU CALCUL QUI S’Y RAPPORTE ?
Dans cet extrait du Gai savoir, Nietzsche met en question l’universalité présumée des sciences objectives, la prétention d’éclairer tous les phénomènes quels qu’ils soient à partir d’une mesure mathématique du réel. Si cette dernière, en effet, peut éclairer l’organisation de la matière et les mouvements qui l’animent, comment pourrait-elle ressaisir le sens de phénomènes dont la présence ne se réduit pas à une quantité de matière ? Ainsi, quel sens y aurait-il à soumettre au calcul un morceau de musique ? Puis-je par ce biais rejoindre l’émotion qu’il suscite ? Aussi, les sciences de la matière mesurent-elles des quantités mais elles ne sauraient nous donner l’intelligence des qualités du réel, celles-ci ne pouvant être approchées que par une expérience sensible du monde et non par un froid calcul.
« Le préjugé « scientifique ». – Les lois de la hiérarchie interdisent aux savants qui appartiennent à la classe intellectuelle moyenne d’apercevoir les grands problèmes, les vrais points d’interrogation ; ni leur courage ni leur vue ne peuvent d’ailleurs aller si loin ; surtout il faut dire ceci : que le besoin qui les pousse aux recherches, l’ambition, le désir intime qu’ils peuvent avoir de trouver les choses faites de telle et telle façon, la crainte, l’espoir qu’ils en éprouvent, sont bien vite apaisés, satisfaits (…)
Il en va de même de cette foi dont se satisfont aujourd’hui tant de savants matérialistes qui croient que le monde doit avoir sa mesure dans nos petites échelles, et son équivalent dans notre petite pensée ; ils croient à un « monde du vrai » dont notre petite raison humaine, notre petite raison grossière pourrait finalement venir à bout… Eh quoi ! voudrions-nous vraiment laisser ainsi dégrader l’existence ? la rabaisser au rang de composition de calcul, en faire un petit pensum pour mathématiciens ? Il faut tout d’abord refuser à tout prix de la dépouiller de son caractère protéique ; c’est le bon goût qui l’exige, messieurs, le respect de tout ce qui dépasse votre horizon ! Que seule vaille une interprétation du monde qui vous donne raison à vous, une interprétation qui autorise à chercher et à poursuivre des travaux dans le sens que vous dites scientifique (…), que seule vaille une interprétation du monde qui ne permet que de compter, de calculer, de peser, de voir et toucher, c’est balourdise et naïveté si ce n’est démence ou idiotie. N’est-il pas probable au contraire que la première chose, et peut-être la seule, qu’on puisse atteindre de l’existence, est ce qu’elle a de plus superficiel, de plus extérieur, de plus apparent ? Son épiderme seulement ? Ses manifestations concrètes ? Une interprétation « scientifique » du monde, telle que vous l’entendez, messieurs, pourrait donc être une des plus sottes, des plus stupides de toutes celles qui sont possibles : ceci soit dit à votre oreille, à votre conscience, mécaniciens de notre époque qui vous mêlez si volontiers aux philosophes et qui vous vous figurez que votre mécanique est la science des lois premières et dernières et que toute existence doit reposer sur elles comme sur un fondement nécessaire. Un monde essentiellement mécanique ! mais ce serait un monde essentiellement stupide ! Si l’on mesurait la « valeur » d’une musique à ce qu’on en peut calculer et compter, à ce qu’on peut en traduire en chiffres… de quelle absurdité ne serait pas cette évaluation « scientifique » ! Qu’aurait-on saisi, compris, connu d’une mélodie ainsi jaugée ? Rien, et littéralement rien, de ce qui fait justement sa « musique » !… »
NIETZSCHE, le Gai savoir (V, §373)
LE PROBLEME DU VIVANT :
Faut-il expliquer le vivant selon les lois générales de la matière ?
Ou bien doit-on l’interpréter en tenant compte des fins, des valeurs et des significations que toute forme de vie ne cesse d’élaborer ?
LE MECANISME
Les êtres vivants ne sont rien d’autre que des machines complexes, dont les comportements peuvent être expliqués selon les lois matérielles et mécaniques qui s’appliquent au reste de la nature.
« Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre plus semblable à nous qu’il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu’il met au-dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle mange, qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes. Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles, des moulins, et autres semblables machines, qui n’étant faites que par des hommes, ne laissent pas d’avoir la force de se mouvoir d’elles-mêmes en plusieurs diverses façons ; et il me semble que je ne saurais imaginer tant de sortes de mouvements en celle-ci, que je suppose être faite des mains de Dieu, ni lui attribuer tant d’artifice, que vous n’ayez sujet de penser, qu’il y en peut avoir encore d’avantage ».
DESCARTES, Traité de l’Homme.
LA FINALITE INTERNE DES ETRES VIVANTS
L’unité organique des êtres vivants qui fait que chacune de leurs parties est fonction de la totalité rend impossible une pure explication mécanique de ces phénomènes. Un organisme crée sa propre unité là où les machines ne sont que la liaison externe de leurs parties. On ne saurait dès lors expliquer le comportement d’un vivant sans tenir compte de cette unité finalisée de tout organisme.
« Dans tel produit de la nature, chaque partie, de même qu’elle n’existe que par toutes les autres, est également pensée comme existant pour les autres et pour le tout, c’est-à-dire comme instrument (organe) ; mais cela ne suffit pas (car elle pourrait être aussi un instrument de l’art et n’être ainsi représentée comme possible qu’en tant que fin en général), et c’est pourquoi on la conçoit comme un organe produisant les autres parties (chacune produisant donc les autres et réciproquement), ne ressemblant à aucun instrument de l’art, mais seulement à ceux de la nature, qui fournit toute la matière nécessaire aux instruments (même à ceux de l’art) ; et ce n’est qu’alors et pour cette seule raison qu’un tel produit, en tant qu’être organisé et s’organisant lui-même, peut être appelé une fin naturelle.
Dans une montre une partie est l’instrument du mouvement des autres, mais un rouage n’est pas la cause efficiente de la production d’un autre rouage ; certes une partie existe pour une autre, mais ce n’est pas par cette autre partie qu’elle existe. C’est pourquoi la cause productrice de celle-ci et de leur forme n’est pas contenue dans la nature (de cette matière) mais en dehors d’elle dans un être, qui d’après des Idées peut réaliser un tout possible par sa causalité. C’est pourquoi aussi dans une montre un rouage ne peut en produire un autre et encore moins une montre d’autres montres, en sorte qu’à cet effet elle utiliserait (elle organiserait) d’autres matières ; c’est pourquoi elle ne remplace pas d’elle-même les parties, qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts dans la première formation par l’intervention des autres parties, ou se répare elle-même, lorsqu’elle est déréglée : or tout cela nous pouvons en revanche l’attendre de la nature organisée. – Ainsi un être organisé n’est pas simplement machine, car la machine possède uniquement une force motrice ; mais l’être organisé possède en soi une force formatrice, qu’il communique aux matériaux, qui ne la possèdent pas (il les organise) : il s’agit ainsi d’une force formatrice qui se propage et qui ne peut pas être expliquée par la seule faculté de mouvoir (le mécanisme) ».
KANT, Critique de la faculté de juger (§ 65)
PEUT-ON APPROCHER LA VIE A PARTIR DE MODELES DE CONNAISSANCE QUI ONT ETE ELABORE EN VUE D’EXPLIQUER LA MATIERE INERTE ?
Comme le souligne ici Canguilhem, la connaissance objective, telle qu’elle a pu être pensée à partir du XVIIème siècle, fonde son objectivité sur le rejet de ce qui constitue la vie en tant que vécue : la production de sens et de valeurs, expressive d’une relation différenciée et perpétuellement mouvante à son milieu. Or, comment a-t-on envisagé la connaissance objective sinon comme une connaissance qui met entre parenthèses toute position de valeurs ? Une telle objectivité était mieux à même de saisir le mort que le vif…Expliquer ainsi la vie, c’était évacuer ce « pouvoir » de significations qui la constitue en propre.
« C’est donc le sens de la présence obsédante de valeurs étrangères à la connaissance, dans l’acte initial de cette même connaissance, qui doit être dégagé dans le cas de la connaissance de la vie. On peut dire en un mot que, même si la connaissance objective, étant entreprise humaine, est en fin de compte un travail de vivant, son postulat, ou sa condition première de possibilité, consiste dans la négation systématique, en tout objet auquel elle s’applique, de la réalité des qualités que le vivant humain identifie avec la vie, d’après la conscience qu’il a de ce qu’est, pour lui, vivre. Vivre, c’est valoriser les objets et les circonstances de son expérience, c’est préférer et exclure des moyens, des situations, des mouvements. La vie, c’est le contraire d’une relation d’indifférence avec le milieu. Bichat l’a noté avec beaucoup de perspicacité : « Il y a deux choses dans les phénomènes de la vie : l’état de santé, celui de maladie ; de là la pathologie. L’histoire des phénomènes dans lesquels les forces vitales ont leur type naturel nous mène, comme conséquence, à celle des phénomènes où ces forces sont altérées. Or, dans les sciences physiques, il n’y a que la première histoire ; jamais la seconde ne se trouve » (Introduction à l’Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine, 1801). Quant à la connaissance, elle nie les inégalités axiologiques que la vie introduit dans les relations des objets entre eux, elle mesure, c’est-à-dire elle détermine, ses objets par relation les uns aux autres, sans privilège de référence et de référé. Son premier succès majeur a été la mécanique fondée sur le principe d’inertie, par soustraction du mouvement de la matière au pouvoir exécutif de la vie. Inertie, c’est inactivité et indifférence. On conçoit donc aisément que l’extension à la vie des méthodes de la connaissance de la matière ait rencontré jusqu’à nos jours des résistances renouvelées, qui n’exprimaient pas toujours uniquement une répugnance de nature affective, mais parfois le refus réfléchi d’un espoir paradoxal, celui d’expliquer un pouvoir au moyen de concepts et de lois initialement formés à partir d’hypothèses qui le nient ».
CANGUILHEM, Article « Vie » (Encyclopédie Universalis)
LES SYSTEMES VIVANTS : DES SYSTEMES QUI, TOUT EN ETANT SOUMIS AUX LOIS PHYSIQUES ET CHIMIQUES, FORMENT UN TOUT CREATEUR DE SIGNIFICATIONS SANS LESQUELLES ON NE SAURAIT ECLAIRER LEUR EVOLUTION.
« On n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires. On ne cherche plus à ne cerner les contours. On s’efforce seulement d’analyser des systèmes vivants, leur structure, leur fonction leur histoire. Mais, en même temps, reconnaître la finalité des systèmes vivants, c’est dire qu’on ne peut plus faire de biologie sans se référer constamment au « projet » des organismes, au « sens » que donne leur existence même à leurs structures et leurs fonctions. On voit combien cette attitude diffère du réductionnisme qui a longtemps prévalu (…) La rigueur imposée à la description exigeait l’élimination de cet élément de finalité que le biologiste refusait d’admettre dans son analyse. Aujourd’hui au contraire, on ne peut plus dissocier la structure de sa signification, non seulement dans l’organisme, mais dans la suite des événements qui ont conduit l’organisme à être ce qu’il est. Tout système vivant est le résultat d’un certain équilibre entre les éléments d’une organisation. La solidarité de ces éléments fait que chaque modification apportée en un point met en question l’ensemble des relations et produit tôt ou tard une organisation nouvelle (…) Mais quel que soit le niveau étudié, qu’il s’agisse de molécules, de cellules, d’organismes ou de populations, l’histoire est posée comme perspective nécessaire et la succession comme principe d’explication. Chaque système vivant relève de deux plans d’analyse, de deux coupes, l’une horizontale, l’autre verticale, qui ne peuvent être dissociées que pour la commodité de l’exposé. D’un côté, il s’agit de distinguer les principes qui régissent l’intégration des organismes, leur construction, leur fonctionnement ; de l’autre, ceux qui ont dirigé leurs transformations et leur succession. Décrire un système vivant, c’est se référer aussi bien à la logique de son organisation qu’à celle de son évolution ».
FRANCOIS JACOB, La logique du vivant.
Chaque être vivant est porteur d’un monde vécu : le comprendre, c’est approcher cette interprétation singulière, la façon dont chaque être vivant crée un monde qui lui est propre.
« Tout sujet tisse ses relations comme autant de fils d’araignée avec certaines caractéristiques des choses et les entrelace pour faire un réseau qui porte son existence. Quelles que soient les relations entre un sujet et les objets de son entourage, elles se déroulent toujours en dehors du sujet, là même où nous devons chercher les caractères perceptifs. Les caractères perceptifs sont donc toujours liés à l’espace d’une certaine manière et, puisqu’ils se succèdent dans un certain ordre, ils sont également liés au temps.
Trop souvent nous nous imaginons que les relations qu’un sujet d’un autre milieu entretient avec les choses de son milieu prennent place dans le même espace et dans le même temps que ceux qui relient aux choses notre monde humain. Cette illusion repose sur la croyance en un monde unique dans lequel s’emboiteraient tous les êtres vivants. De là vient l’opinion commune qu’il n’existerait qu’un temps et qu’un espace pour tous les êtres vivants. »
Jacob von UEXKULL, Monde animaux et monde humain
PEUT-ON REDUIRE LA CONSCIENCE ET L’ESPRIT A UN MECANISME CEREBRAL ?
Dans cet extrait, le penseur matérialiste La Mettrie définit l’homme comme un mécanisme corporel dont toutes les actions et toutes les pensées sont déterminées par la matière organique. A la différence de Descartes qui, dans les Méditations métaphysiques, reconnaissait en l’homme deux substances distinctes, l’étendue du corps et la pensée, notre esprit ne pouvant dès lors être approché à partir de la matière, La Mettrie interprète l’homme comme une partie de la nature comme une autre, non moins déterminée matériellement comme chacune de ses parties. Dès lors, toutes nos pensées peuvent fort bien être expliquées comme la conséquence de l’organisation de notre matière organique et des mouvements qui animent notre corps.
« Mais puisque toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu’elles ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! car enfin, quand l’homme seul aurait reçu en partage la Loi naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur, et recevant ainsi plus de sang, la même raison donnée ; que sais-je enfin ? des causes inconnues produiraient toujours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée, et en un mot toute la différence qu’on suppose ici. L’organisation suffirait-elle donc à tout ? oui, encore une fois ; puisque la pensée se développe visiblement avec les organes, pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de remords, quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir ?
L’âme n’est donc qu’un vain terme dont on n’a point d’idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qui leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir, et se conduire , en un mot, dans le physique et le moral qui en dépend (…)
En effet, si ce qui pense en mon cerveau n’est pas une partie de ce viscère, et conséquemment de tout le corps, pourquoi lorsque tranquille dans mon lit je forme le plan d’un ouvrage, ou que je poursuis un raisonnement abstrait, pourquoi mon sang s’échauffe-t-il ? pourquoi la fièvre de mon esprit passe-t-elle dans mes veines ? »
LA METTRIE, L’homme-machine (1747)
Comme Bergson le relève en premier lieu dans ce passage, il serait peu pertinent de concevoir la conscience comme une forme distincte de notre corps. Mais peut-elle être, toutefois, pleinement comprise à partir des mécanismes de notre cerveau ? Certes, le cerveau est bien la condition nécessaire de la pensée mais il s’en faut de beaucoup que les significations dont elle est porteuse puissent être rejointes et éclairées à partir de ce substrat matériel. D’où l’analogie que Bergson développe : soit un clou qui supporte un vêtement, il est certain que le clou est le point d’appui du vêtement et que ce dernier est bien tributaire de ce support ; mais qui affirmerait pour autant que le clou et le vêtement sont une seule et même chose ? De même, si le cerveau est bien la condition de possibilité de la pensée, permet-il pour autant d’en saisir les expressions ? Il faudrait donc reconnaître l’autonomie de l’esprit et des significations de notre conscience : le sens de leurs expressions ne pouvant être atteintes qu’à partir d’elle-même et non en les rabattant sur un quelconque mécanisme cérébral.
« Que nous dit en effet l’expérience ? Elle nous montre que la vie de l’âme ou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience, est liée à la vie du corps, qu’il y a solidarité entre elles, rien de plus. Mais ce point n’a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l’équivalent du mental, qu’on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante. Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l’on arrache le clou ; il oscille si le clou remue ; il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue ; il ne s’ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement, ni que le clou soit l’équivalent du vêtement ; encore moins s’ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose. Ainsi, la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau mais il ne résulte nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau. Tout ce que l’observation, l’expérience, et par conséquent la science nous permet d’affirmer, c’est l’existence d’une relation nécessaire entre le cerveau et la conscience. »
BERGSON, L’Energie spirituelle.
RAMENER NOTRE EXPERIENCE VECUE A DES STRUCTURES MATERIELLES, EST-CE EN PERMETTRE L’INTELLIGENCE OU BIEN L’APPAUVRIR ?
LA CRISE DE LA RATIONALITE MODERNE
Pourquoi y a-t-il « crise » ? Parce que les sciences exactes ont oublié que leur approche objective de la nature prenait appui sur l’esprit. Or, tant que l’esprit n’est pas éclairé sur lui-même, non comme un objet parmi d’autres mais comme ce qui dévoile tout rapport au monde, la rationalité moderne continue d’ignorer le fondement même de son exercice. En ce sens, ce ne sont pas les sciences de la nature qui peuvent éclairer l’esprit sur lui-même (en l’appréhendant comme un objet : le « cerveau ») mais c’est au contraire une science de l’esprit véritable qui peut éclairer les sciences de la nature sur le sens de leur interprétation du réel. La rationalité moderne n’arrivera à la compréhension d’elle-même qu’en cessant ainsi de rejeter ce sans quoi son objectivisme ne pourrait s’affirmer : le monde en tant qu’intuition de l’esprit.
« La science mathématique de la nature est certes une technique admirable : l’on y fait des inductions d’une efficacité, d’une vraisemblance et probabilité, d’une exactitude et d’une prévisibilité de calcul que l’on n’eût même seulement pu soupçonner auparavant. Elle est, en tant que performance, un triomphe de l’esprit humain. Quant à la rationalité de ses méthodes et de ses théories, pourtant, c’est une rationalité tout à fait relative. Elle y présuppose d’emblée, en effet, le point de départ fondamental et principiel, auquel fait justement par là défaut toute rationalité effective. Du fait même que, dans la thématique de la science, le monde-ambiant intuitif, l’élément purement subjectif, y a bel et bien été oublié, le sujet qui y est à l’œuvre y est, lui aussi, oublié : et le savant n’en devient donc jamais le thème (Par là, de ce point de vue, la rationalité qui est celle des sciences exactes ne fait qu’y demeurer dans l’alignement de la rationalité qui est celle des pyramides d’Egypte) (…)
L’esprit, et l’esprit seul, est en soi-même et pour soi-même étant, lui seul tient de sa tenue propre, et peut, par cette tenue qui lui est propre, et seulement en elle, être traité de façon véritablement rationnelle, de manière en vérité et de fond en comble scientifique. Quant à ce qui touche, au contraire, à la nature, dans la vérité qui est la sienne au sein des sciences de la nature, ce n’est qu’en apparence qu’elle a sa tenue propre, ce n’est qu’en apparence qu’elle est portée pour soi à la connaissance rationnelle dans les sciences de la nature. Car la nature vraie, au sens des sciences de la nature, c’est encore ce que produit l’esprit à la recherche de la nature ; ce qui présuppose encore la science de l’esprit. C’est encore l’esprit qui, conformément à son essence, est capable d’exercer la connaissance de soi-même, et en tant qu’esprit scientifique, une connaissance scientifique de soi-même (…) C’est pourquoi il est aberrant, de la part des sciences de l’esprit, d’entrer en compétition avec les sciences de la nature pour en obtenir l’égalité de droits. Dès qu’elles concèdent à ces dernières que l’objectivité qui est la leur vaut comme ayant sa tenue propre, les sciences de l’esprit ont déjà elles-mêmes succombé à l’objectivisme (…) C’est ce manque, de toutes parts, d’une rationalité authentique, qui est justement la source de ce défaut de clarté, devenu insupportable, où l’homme se trouve au sujet de son existence propre et de ses tâches infinies. Et celles-ci sont indissolublement réunies en une seule tâche : C’est seulement lorsque l’esprit revient de cette façon naïve qu’il a de se tourner vers l’extérieur, et qu’il fait retour à soi-même, et y demeure auprès de soi et purement auprès de soi, qu’il peut se suffire à soi-même ».
HUSSERL, La crise des sciences européennes (« La crise de l’humanité européenne et la philosophie »)
LE MONDE HUMAIN EST LE MONDE D’UNE LIBERTE QUI TRANSCENDE LA REALITE MATERIELLE
La réalité humaine peut-elle être atteinte à partir du monde des objets et des phénomènes matériels qui attestent de cette réalité ? Si les sciences de la nature nous livrent un monde abstrait de quantités matérielles et d’objets séparés, c’est avant tout parce qu’elles ignorent que le monde est solidaire de l’expérience d’une liberté qui l’anime, lui donne un sens et un style. Cette liberté, qu’aucune objectivité ne peut saisir, est pourtant ce qui ouvre le monde comme une totalité à vivre, une totalité ouverte à l’aventure historique des hommes.
« A quoi tient-elle donc, cette expérience de liberté ? C’est l’expérience d’une insatisfaction vis-à-vis du donné et du sensible qui, s’intensifiant, aboutit à la compréhension que ce qui est donné aux sens n’est ni le tout, ni ce qui décide de l’étant (…)
L’expérience de la liberté a, au contraire, le caractère négatif d’une distance, d’une distanciation, d’un dépassement de toute objectité, de tout ce qui est contenu, représentation ou substrat. C’est ce qu’atteste le caractère total de cette expérience. L’expérience de la liberté est ce qui fait de notre vécu des objets un vécu de la totalité : la somme effective de tout l’étant fini nous étant de fait inaccessible, notre vécu ne forme à nos yeux un tout que parce que nous sommes toujours au-delà de tout ce qui est objet, parce qu’aucun ensemble d’objets ne nous suffit. L’expérience actuelle de l’objectité, avec son style d’ensemble et ses perspectives qui s’étendent jusqu’à l’indéfini, n’est compréhensible qu’eu égard à cet « acte » de recul global, d’in-satisfaction totale vis-à-vis d’elle, de non-arrêt auprès du simple monde des objets. Or, c’est précisément ce recul qui engendre le domaine de l’objectité comme tel – domaine que ne connaît pas l’animal, enchaîné aux choses concrètes et présentes qui s’adressent à ses instincts. Pour l’animal, l’objet concret est tout ; le monde des objets n’est pas un « domaine » ; il n’implique aucun « style » autonome, aucun moment d’indétermination, aucun « et ainsi de suite », aucune potentialité pure.
Comme l’expérience de la liberté est dépourvue de tout contenu objectif positif, l’entreprise qui se propose d’interpréter l’univers objectif exclusivement en fonction de l’expérience passive paraît à tous les coups convaincante et efficace. Ce propos prend différentes formes. La psychologie traditionnelle, par exemple, explique l’expérience comme une composition à partir d’éléments objectifs (…) La « mémoire » et l’« imagination » sont interprétées comme des structures rassemblant des éléments spécifiques actuellement présents, comme des structures particulières du présent. Le langage, qui atteste non seulement les choses étantes, mais avant tout le recul que nous prenons par rapport à elles et la possibilité que nous avons d’en disposer, est présenté comme une simple image des choses, des structures objectives. Tout cela peut être fait avec beaucoup de succès, à la fois parce qu’il est effectivement toujours possible de renvoyer à des faits objectifs pertinents et parce que l’expérience « spirituelle » proprement dite n’offre pas de contenus objectifs et positifs. Le propos d’élargir la description objective fournie par les sciences de la nature à tout l’univers de l’étant, d’enclore tout ce qui est dans un système de la science objective, paraît forcément tentant, d’autant plus que joue en sa faveur tout la force de conviction des succès déjà remportés par les sciences de la nature.
Cela dit, une fois qu’on a compris la réalité et la possibilité de la liberté expérimentée, il en rejaillit aussi un reflet sur notre expérience objective. L’interprétation de notre expérience humaine d’êtres historiques n’est possible qu’à partir de l’expérience de la liberté, jamais sur la seule base de l’expérience objective, passive ».
JAN PATOCKA, Liberté et sacrifice (« Le platonisme négatif »)
Le texte qui suit est un extrait d’un entretien croisé entre le philosophe Paul Ricoeur et le spécialiste des neurosciences Jean-Pierre Changeux. L’enjeu du dialogue est de déterminer en quelle mesure une explication du psychisme humain et de l’expérience vécue, telle que la proposent les neurosciences, à partir des mécanismes physico-chimiques de notre cerveau, est ou non pertinente. Selon Paul Ricoeur, une telle explication est réductrice et risque d’appauvrir le sens de l’expérience psychique, expérience dont le sens doit être interrogée à partir des significations vécues qu’elle engage. Pour Changeux, loin d’appauvrir le sens des phénomènes psychiques, une telle explication, au contraire, en sert la compréhension. Explication et compréhension, dès lors, s’opposent-elles ? Eclairer les causes matérielles d’un phénomène, est-ce nécessairement le dépouiller du sens qu’il prend pour celui qui en fait l’expérience ?
« P.RICOEUR.‑ Ma question est en fait de savoir si l’on peut modéliser l’expérience vécue de la même façon que l’on peut modéliser l’expérience au sens expérimental du mot. La compréhension que j’ai de ma place dans le monde, de moi-même, de mon corps et d’autres corps, se laisse-t-elle modéliser sans dommages ? C’est-à-dire, sans dommage épistémologique, sans perte de sens.
La modélisation est vraiment constructrice dans votre champ et, encore une fois, dans le champ également très construit de la psychologie expérimentale. Mais mon problème est de savoir si la psychologie ne se place pas déjà dans une position ambiguë par rapport à l’expérience vécue et à son incroyable richesse. Quand nous aborderons le rapport des sciences neuronales à la morale, nous considérerons les prédispositions « biologiques » à la moralité. Mais cette biologie vécue ne sera pas forcément votre biologie à vous, sans oublier les dimensions spirituelles qui font partie de l’expérience totale. La modélisation ne sera-t-elle pas appauvrissement dans l’ordre de la compréhension du psychique, alors qu’elle est purement et simplement constructrice dans l’ordre du savoir scientifique ?
J-P CHANGEUX. – La démarche scientifique impose retenue, prudence et humilité ; elle ne peut avoir l’ambition d’expliquer l’ensemble des fonctions du cerveau en une seule fois. J’essaie d’expliquer progressivement et de m’approcher pas à pas de la connaissance objective. Je suis quand même surpris par votre déclaration selon laquelle la démarche de modélisation est appauvrissante, s’accompagne de « dommages épistémologiques », entraîne une « perte de sens ». En effet, je cite souvent cette phrase de Paul Ricoeur à propos des sciences de l’homme : « expliquer plus pour mieux comprendre »[1] ! Un modèle reste toujours partiel mais il donne des armes pour progresser dans la connaissance. Le gain attendu est considérable par rapport à ce qui peut être perdu. Pourquoi introduire une quelconque limite a priori dans le champ de mes investigations ? Quelle liberté, quelle joie de pouvoir voguer vers l’inconnu, contre vents et marée, en dépit des systèmes de pensée et des idéologies régnantes !
Certes, je sais que je n’arriverai pas à rendre compte aujourd’hui de « l’expérience totale » que j’éprouve, par exemple, devant le Bacchus et Ariane du musée d’Orléans, ou à l’écoute du Requiem de Fauré.
Mais ce que je sais des fonctions cérébrales n’appauvrit en rien ma compréhension de cette expérience psychique. Au contraire. Ces explications, si fragmentaires qu’elles soient, me laissent comprendre que cette « dimension spirituelle », je ne la dois à aucune force surnaturelle oppressante ou opprimante. »
JEAN-PIERRE CHANGEUX et PAUL RICOEUR, Ce qui nous fait penser (1998)
PEUT-ON REDUIRE L’ETRE D’UNE CHOSE A SA PRESENCE MATERIELLE ?
Si je demande : « qu’est-ce qu’un lycée ? », ne trouverais-je pas absurde la réponse qui se contenterait de répertorier avec zèle tous les étants (c’est-à-dire les présences matérielles) qui composent le lycée ? Ai-je éclairé l’être du Lycée en l’ayant réduit à la mesure comptable de sa réalité matérielle ? Le lycée est-ce ainsi 67 tableaux, 675 chaises et farfadets pour s’y asseoir, 86 professeurs, 6754 craies, etc. ? Est-ce que ces réalités matérielles expliquent vraiment l’être du lycée ou bien n’est-ce pas plutôt l’être du lycée qui rend raison et éclaire ces présences matérielles ? Dès lors, toute mesure comptable du réel, par-delà l’apparente objectivité dont elle se pare, ne fait-elle pas violence à la présence des choses, en ignorant leur être : ce sens qu’aucun chiffre ne peut capturer ?
« L’étant nous rencontre en tous lieux, il nous entoure, nous porte et nous contraint, nous charme et nous comble, nous exalte et nous déçoit ; mais, dans tout cela, où et en quoi consiste l’être de l’étant ? (…)
Eclaircissons cela au moyen de quelques exemples. Là-bas, de l’autre côté de la rue, se dresse le bâtiment du lycée. Quelque chose d’étant. Nous pouvons, de l’extérieur, explorer ce bâtiment de tous côtés, et le parcourir intérieurement, de la cave jusqu’aux mansardes, en notant tout ce que nous trouvons : couloirs, escaliers, salles de classe avec leur équipement. Partout nous trouvons de l’étant, et même selon un ordre déterminé. Or, où est l’être de ce lycée ? Et néanmoins ce lycée est. Le bâtiment est. S’il y a une chose qui appartient à cet étant, c’est bien son être, et cependant nous ne trouvons pas celui-ci au sein de l’étant.
L’être ne consiste pas non plus dans le fait de regarder l’étant. Le bâtiment se dresse là, même si nous ne le regardons pas. C’est seulement parce qu’il est déjà que nous pouvons le trouver. En outre l’être de ce bâtiment semble ne pas être du tout le même pour chacun. Pour nous, qui le regardons ou passons devant, il est autre chose que pour les élèves qui sont assis à l’intérieur, et cela non pas parce qu’ils le voient de l’intérieur, mais parce que c’est pour eux que ce bâtiment est proprement ce qu’il est, et tel qu’il est. L’être de bâtiments de ce genre, on peut pour ainsi dire le flairer, et on en garde souvent l’odeur dans les narines au bout de plusieurs décennies. Cette odeur nous donne l’être de cet étant d’une façon beaucoup plus immédiate et véritable qu’aucune description ou visite ne peut le faire. Mais d’autre part l’existence du bâtiment ne repose pourtant pas sur cette odeur qui flotte quelque part dans le bâtiment (…)
Une chaîne de montagnes lointaine sous un vaste ciel…cela « est ». En quoi consiste l’être ? Quand est pour qui se révèle-t-il ? Pour le promeneur qui jouit du pays, ou pour le paysan qui fait son travail quotidien à partir du pays et dans le pays, ou bien pour le météorologiste qui doit dresser un bulletin météorologique ? Lequel d’entre eux saisit l’être ? Tous et aucun (…)
Ce tableau de Van Gogh : une paire de gros godillots de paysan, rien d’autre. L’image ne reproduit rien à proprement parler. Cependant on se trouve tout de suite seul avec ce qui est là, comme si soi-même, tard un soir d’automne, quand charbonnent les derniers feux de pieds de pomme de terre, on rentrait fatigués des champs avec la pioche sur l’épaule. Qu’est-ce qui, dans tout cela, est étant ? La toile ? Les touches du pinceau ? Les taches de couleurs ?
Qu’est-ce qui est, dans tout ce que nous venons de nommer l’être de l’étant ? Quelle figure faisons-nous au juste dans le monde, avec nos niaises prétentions et nos fausses malices ?
Tout ce que nous avons nommé est pourtant, et néanmoins, lorsque nous voulons saisir l’être, c’est toujours comme si nous refermions la main sur le vide ».
HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique (Chapitre I, « La question fondamentale de la métaphysique »)
[1] Avec habileté ici, Jean-Pierre Changeux renvoie Paul Ricoeur à un principe dont il se prévalait ailleurs.