Peut-on opposer le devoir et la liberté ?

 

       D’emblée, les impératifs du devoir et les exigences de la liberté semblent bien entrer en contradiction. En effet, comment concilier l’indépendance qu’appelle tout idée de liberté avec l’obéissance et le respect qu’exige le devoir ? En ce sens, qui voudrait accorder le devoir et la liberté n’est-il pas condamné à le faire au détriment des fins propres de l’un des deux, soit en attiédissant la liberté, en la mettant sous condition d’un respect qui la réduit singulièrement, soit en subordonnant le respect du devoir aux caprices du libre arbitre. Partant, devoir et liberté semblent bien se repousser par essence : là où la liberté suppose une insubordination radicale, quelle que soit la valeur que l’on puisse accordée par ailleurs à la règle ou à la loi, le devoir engage, quant à lui, une obéissance tout aussi inconditionnelle aux lois de la raison.

       Pourtant, cette opposition, si logique en apparence, est-elle pertinente et légitime ? Pour engager le respect inconditionnel de la loi, le devoir entre-t-il nécessairement en conflit avec la liberté ? Si tel était le cas, il faudrait supposer que celui qui obéit par devoir à une loi y obéit contre sa volonté même. Or, une telle hypothèse revient tout simplement à nier le devoir, à le confondre avec la contrainte ou avec une obéissance aveugle. Le devoir ne suppose-t-il pas de la part de celui qui obéit la libre reconnaissance de la valeur de l’impératif auquel il obéit ? Inversement, la liberté apparaît-elle uniquement sous la forme d’une indépendance hostile à toute règle et à toute loi ? L’obéissance est-elle nécessairement la négation de notre liberté ? Ne peut-on ainsi considérer que nous sommes libres quand nous nous sommes donnés à nous-mêmes la loi à laquelle nous obéissons ? Dès lors, ne peut-on interpréter la liberté sur le mode de l’autonomie (l’obéissance à une loi que l’on s’est donné à soi-même) ? Loin d’être contradictoire, le devoir et la liberté ne peuvent-ils dès lors apparaître inséparables, la liberté étant la condition de possibilité du devoir, le devoir étant la forme accomplie de la liberté ?

       Nous devons bien faire face à une difficulté : d’un côté, devoir et liberté semblent logiquement entrer en contradiction, chacun exigeant ce que l’autre récuse (le devoir exigeant l’obéissance que nie la liberté ; la liberté réclamant une radicale indépendance que repousse le devoir) ; de l’autre, le devoir semble requérir la liberté comme son fondement et la liberté ne pouvoir prendre une forme concrète que comme autonomie.

       Afin de dépasser une telle contradiction, nous verrons dans un premier temps en quel sens la liberté récuse toute obéissance et comment le devoir implique que le sujet cesse de se régler uniquement sur son caprice ; puis nous mettrons en évidence les limites d’une telle opposition, le devoir impliquant une reconnaissance libre et volontaire, la liberté prenant un sens concret comme autonomie ; enfin, nous verrons plus avant comment le devoir repousse toute forme de servilité, comment, inversement, la liberté exige la raison bien plus qu’elle ne la nie.