PEUT-ON SE DETACHER DE SON PASSE ?
« tendre la main au fantôme quand il vient nous effrayer »
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
Une expression ne peut nous laisser indifférente, surtout quand elle est d’usage, si nous estimons, à la suite de Wittgenstein, que « philosopher, c’est d’abord lutter contre la fascination qu’exercent sur nous certaines formes d’expression » (Cahier bleu). Se demander ainsi si l’on peut ou non se détacher de son passé laisse supposer déjà qu’on puisse le désirer ou le vouloir ; considérer à la suite le passé à partir d’un tel désir de détachement induit une certaine représentation qui n’est pas sans faire problème. En effet, tout détachement suppose un lien préalable, qui nous apparaît suffisamment néfaste, pour que nous voulions ainsi le rompre. Aussi est-on en droit de se demander ce qui, en nous attachant au passé, requiert à ce point que nous nous en libérions, tel que nous puissions être conduits, dès lors, à rechercher les conditions de possibilité d’une telle rupture.
Etant donné que nous posons cette question de possibilité, en quelle mesure le passé nous retient-il ? Et nous retenant ainsi, que nous empêche-t-il d’atteindre ? On se détache de ce qui nous embarrasse, de ce qui nous enchaîne, de ce qui est trop pesant et de ce que l’on ne saurait traîner longtemps avec soi, si tant est que l’on veuille poursuivre son chemin d’un pas léger. Le passé est-il trop lourd à porter pour que nous désirions ainsi nous en détacher ? Quelle est donc cette pesanteur, cette puissance ou ce pouvoir de fascination que le passé exercerait sur nous, au point que la possibilité d’un détachement fasse question ? N’est-il pas d’ailleurs paradoxal de poser la question de la possibilité d’un tel détachement, lors même que le passé semble engager de lui-même, au sein de la temporalité, la dimension du « détachement » : que serait le passé, en effet, s’il n’était placé sous l’indice du révolu, si, dans le moment même où il nous est présent, nous ne l’appréhendions pas comme dépassé, comme ce dont nous nous sommes bel et bien séparés. Par conséquent, bien loin de poser de nous-mêmes les conditions de la séparation, il semble que nous la subissions : c’est bien plutôt le passé qui s’impose à nous sur le mode du détachement, en ne nous délivrant une présence que sur l’horizon d’une absence. En ce sens, on peut se demander si l’expérience la plus commune, ne nous découvre pas, plutôt qu’un désir de se détacher du passé, le désir ou la volonté, au contraire, de nous relier à ce qui fut, de renouer avec le passé, de conjurer l’absence, en l’évoquant, en l’invoquant. L’effort de mémoire, individuel ou collectif, témoigne suffisamment de cette volonté de préserver le passé, sous la forme, par exemple, de la tradition ou de la commémoration. De même, si le passé peut nous peser, la nostalgie atteste qu’il s’agit du poids de l’absence et non d’une présence dont on voudrait se délester.
Comment donner droit, dès lors, à cette possibilité puisque le passé, d’une part, semble s’avancer de lui-même sous le signe de la séparation, et que, d’autre part, nous témoignons communément d’un désir de conjurer une telle séparation, en refusant de voir tomber dans l’oubli ce qui est passé ? La possibilité d’un tel détachement peut tendre à devenir encore plus énigmatique si on la pose à partir de l’horizon de sa légitimité : de quoi me détacherais-je, en effet, en me détachant de mon passé, si ce n’est de moi-même ? Dans l’oubli, ne court-on pas ainsi le risque de se perdre soi-même ? Pour être soi ne doit-on pas être capable de se « retrouver » soi-même ? Et ne sommes-nous pas ce que nous sommes en tant que nous avons ou partageons une histoire ? Vouloir se détacher de son passé, ne serait-ce pas une façon de se fuir, de ne plus répondre de soi ? Et d’une question de légitimité nous retombons alors sur une question de possibilité : est-il seulement possible de fuir ainsi ce qui semble constituer notre identité ?
Dès lors, trois questions se posent :
Doit-on estimer que toute tentative pour rompre avec le passé est vouée à l’échec et ne débouche que sur des illusions tragiques ?
Si tel était le cas, faut-il estimer, non sans paradoxe, que le passé est ce qui ne passe pas ? Le passé ne suppose-t-il pas de lui-même, au contraire, la possibilité de son dépassement ?
Pour échapper à cette aporie, où nous sommes renvoyés de l’illusion à la rumination, ne doit-on pas poser finalement les conditions de l’appropriation du passé, appropriation qui ferait du passé notre histoire ? Pour fonder une telle réinterprétation, nous devrons sans doute nous demander ce que suppose une mémoire fidèle au passé et en quelle mesure nous devons avouer ou reconnaître une origine.
I. L’aporie tragique : Devons-nous ruminer le passé ou nous fuir nous-mêmes ?
A. Ne doit-on pas se délester du passé pour vivre ?
On ne peut se demander s’il est en notre pouvoir ou non de nous détacher de notre passé sans ressaisir l’exigence ou la nécessité qui réclame un tel détachement. Or, on peut relever avec Nietzsche, diagnostiquant le « mal historique » dans la Seconde considération intempestive, qu’une existence qui est toute entière tournée vers le passé, finit par s’étioler, condamnée à une rumination stérile : « Un homme qui voudrait ne sentir que d’une façon purement historique ressemblerait à quelqu’un que l’on aurait forcé de se priver de sommeil, ou bien à un animal qui serait condamné à ruminer sans cesse les mêmes aliments (…) Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation ». Autrement dit, l’oubli est la condition nécessaire de toute existence : déchaîner sa volonté, c’est avant tout rompre avec le passé. En tant que la Vie est avant tout pour Nietzsche une puissance d’affirmation et de création, elle réclame une faculté de sentir de façon non-historique, comme capacité à se donner un horizon. « Celui qui ne sait pas se reposer sur le seuil du momen, oubliant tout le passé, celui qui ne sait pas se dresser, comme le génie de la victoire, sans vertige et sans crainte, ne saura jamais ce que c’est que le bonheur, et, ce qui pis est, il ne fera jamais rien qui puisse rendre les autres heureux ». Nul bonheur, donc, sans oubli. En ce sens, le « mal historique » pointe la façon dont nous devenons la proie du nihilisme et de l’impuissance, quand une conscience « antiquaire » nous transforme en « mangeurs de cailloux », « encyclopédies ambulantes », incapable d’inaugurer de nous-mêmes quoi que ce soit, d’être soulevé par la rencontre. S’il est un « dragon » que la volonté doit terrasser pour s’affirmer, c’est bien le dragon de la Tradition.[1] L’idôlatrie du passé est déjà l’école de ce que Nietzsche appellera plus tard le « faitalisme » (jouant bien entendu sur les mots « fait » et « fatalisme »). Et cette mythologie du fait passé, qui donne toujours plus de raison à ce qui fut qu’à ce qui devrait être, est inséparable d’un dressage social et politique. La communauté se rappelle en effet à nous, en nous chargeant du poids d’un passé dont on doit mesurer le caractère indépassable : « celui qui a appris à courber l’échine et à incliner la tête devant la « puissance de l’histoire », celui-là aura un geste approbateur et mécanique, un geste à la chinoise, devant toute espèce de puissance, que ce soit un gouvernement, ou l’opinion publique, ou encore le plus grand nombre ». Donner au passé la forme d’un destin qui pèse est peut-être ainsi un des moyens les plus pressants par lequel une communauté assure sa propre reconnaissance, en mettant chacun d’entre nous à la dette, la dette de celui qui se sait « tard-venu ». Comme le notait Stirner, « Oui, le monde entier est peuplé de fantômes », et ces fantômes qui surgissent de l’histoire ne cessent de nous « faire des histoires ».
Dès lors, au regard d’un passé qui semble nous condamner à une rumination paralysante, à la répétition infernale d’un ressassement infini, ne doit-on pas tout faire pour chercher à « mettre les bouts », se détacher de ce qui ainsi nous « enkyste » ?
B. Peut-on seulement concevoir une conscience « détachée » du passé ?
Que l’on ait, comme on vient de le voir, des bonnes raisons de se détacher du passé, ne nous permet pas pour autant d’affirmer que cela soit possible. Et c’est justement à partir de la question de cette possibilité que l’on est amené nécessairement à reconsidérer la représentation que nous nous sommes faits du passé. Peut-on, en effet, s’en tenir à une conception du passé qui l’appréhende sur le mode de la pesanteur, comme un fardeau dont nous chercherions à nous libérer ? Le passé n’est-il pas une dimension constitutive de la conscience, non simplement à titre de contenu mais comme une forme que l’on ne peut abstraire de la temporalité ? Une pathologie telle l’amnésie ne fait que découvrir à quel point ce n’est pas simplement le passé qui disparaît dans l’oubli mais aussi ma conscience et mon identité qui sont menacées.
C’est en ce sens que Bergson, dans La conscience et la vie, reconnaît dans la mémoire, non une simple faculté de l’esprit, mais la signification essentielle de la conscience : « La mémoire peut manquer d’ampleur ; elle peut n’embrasser qu’une faible partie du passé ; elle peut ne retenir que ce qui vient d’arriver ; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n’y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s’oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l’inconscience ? » Et Bergson d’ajouter à la suite que l’esprit, privé absolument de mémoire, ne serait autre que la matière, telle que Leibniz pouvait la définir : mens momentanae, l’esprit qui réduit à l’instant est privé de la condition de son propre déploiement. Partant, à l’horizon de tous les « petits » oublis, et par-delà le simple trou de mémoire, il y a toujours ce grand désastre qu’est l’oubli de soi. Socrate, dans le Philèbe (21a), rétorque de même à Protarque, qui soutient que pour être heureux il suffit bien de jouir dans l’instant, que toute jouissance actuelle n’est possible que sur l’horizon d’un souvenir capable de donner la mesure de celle-ci et de toute jouissance à venir. Dès lors, sans la conscience du passé, « tu vivrais non pas une vie d’homme, mais celle d’une éponge marine ou celle de toute bête marine emprisonnée dans sa coquille ». On peut se demander, au bout du compte, si l’expression « conscience du passé » n’est pas une quasi-tautologie, dans la mesure où l’on ne saurait retrancher de la conscience ce qui lui donne, ainsi, la teneur d’une durée. C’est bien ce que souligne encore une fois Bergson : « Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés : s’appuyer et se pencher ainsi est le propre d’un être conscient ». Autrement dit, il ne saurait y avoir d’ouverture à l’avenir que par rapport au passé considéré comme fond constitutif de l’existence, du devenir. Sans cette présence du passé, nulle présence du présent, nulle présence de l’avenir. Par conséquent, le passé, loin d’être ce qui nous enchaîne, est au contraire ce sans quoi nul devenir ne pourrait être délivré, déchaîné.
C. D’autre part, le lien qui nous relie au passé n’est-il pas la condition de toute responsabilité, de toute attestation éthique de soi ?
Si, comme nous venons de le voir, le passé apparaît constitutif de la conscience elle-même, il peut apparaître comme la condition de possibilité de la reconnaissance de notre propre identité. Ainsi, toute exigence éthique, toute exigence de justice, suppose cette reconnaissance d’un sujet, capable de répondre de son passé comme de lui-même. Comme le souligne Paul Ricoeur, toute éthique engage l’affirmation d’une capacité proprement humaine, la visée d’un homme capable, le je peux de l’homme agissant et souffrant, qui est un pouvoir de dire, pouvoir faire, pouvoir raconter, pouvoir imputer.[2] Or, chacune de ces capacités suppose un pouvoir primordial : celui de se souvenir. Dans l’oubli, c’est par conséquent la reconnaissance de soi et des autres qui devient impossible.
Ce qui vaut ici pour l’éthique peut être appliqué de même à l’appartenance politique. En effet, que le contrat social soit fictif ne l’empêche pas de s’affirmer comme antériorité fondatrice, et le sujet politique est celui qui doit être capable de se relier à cette fondation et de la reconnaître. Seul ce passé institué est à même de valider le lien politique. Au regard de cette constitution d’une origine sans laquelle nul pouvoir ne saurait s’attester durablement, grande est la tentation sans doute de substituer le mythe à l’histoire. Dans ses Carnets, Montesquieu nous raconte ainsi la petite histoire de la tyrannie : la tyrannie, c’est l’histoire de trois hommes qui, pour s’emparer d’une pomme tout en haut d’un arbre, s’entraidèrent, l’un grimpant sur les épaules de l’autre. Le tyran est celui qui, s’étant emparé de la pomme, réussit à faire croire aux autres qu’il n’avait pas eu besoin d’eux pour s’en saisir. Ainsi, rien plus que l’oubli n’est le garant du pouvoir tyrannique, de la croyance superstitieuse dans le caractère absolu du pouvoir. C’est pour cette raison que le tyran ne craint personne autant que l’historien et qu’il cherche toujours à le subjuguer pour lui faire raconter « des histoires », pour que son récit critique se transforme en fables, légendes ou mythes. Tout est là : un esclave obéissant est un esclave sans mémoire.
Ne pourrait-on considérer plus avant que l’humanité ne peut se comprendre sans un lien de mémoire, qui, même s’il peut féconder la violence, peut apparaître comme la condition de possibilité de son affirmation ? C’est en ce sens que l’on doit interpréter la fameuse formule d’Auguste Comte dans son Catéchisme positiviste : « L’humanité est constituée de plus de morts que de vivants ».
(Transition)
Il semble que nous soyons dans l’impasse : si l’on peut vouloir se détacher du passé en tant qu’il peut nous peser, il n’en demeure pas moins constitutif de notre identité et de notre conscience. Toutefois, si nous sommes ainsi dans l’impasse, c’est peut-être uniquement parce que nous avons conçu le détachement du passé sur le mode de la fuite. Partant, ne doit-on pas réinterpréter ce « détachement » pour en dégager les conditions de possibilité ? Une telle réinterprétation n’engage-t-elle pas, par ailleurs, de mettre en évidence la nature de tout acte de mémoire, acte par lequel nous constituons le passé en nous l’appropriant ?
II. La juste mémoire : comment l’appropriation du passé est la condition de son dépassement.
A. les deux formes d’hubris ou : qu’est-ce qu’un être historique ?
Nous avons relevé comment Nietzsche, dans la Seconde considération intempestive, pointe le « mal historique » qui fait de chacun de nous des « mangeurs de cailloux », condamné à une rumination stérile. Mais Nietzsche nous convie-t-il pour autant à rompre totalement avec le passé ? Fait-il tant que cela l’apologie de l’oubli ? Si Nietzsche, dans la section 1, évoque le bonheur de la bête qui ne connaît pas le poids du passé, il ne nous invite certainement pas à grimer ce bonheur stupide, qui, de toute façon, nous est refusé, dans la mesure où l’homme est un être historique, c’est-à-dire un être qui ne peut faire comme s’il n’avait pas à faire au passé.[3] L’enjeu de cette œuvre est ainsi de montrer comment la volonté est cet arc tendu entre ces deux limites que sont l’oubli total et la mémoire ruminante. La question est de sentir « si et quand il est nécessaire de voir les choses au point de vue historique, si et quand il est nécessaire de voir les choses au point de vue non historique ».[4] En ce sens, si le passé peut nous peser, si on peut l’éprouver comme l’expression d’une altérité, il n’est jamais, pour Nietzsche, de relation objective au passé. Aussi ne saurait-on l’appréhender comme une substance, une réalité en soi : le passé dépend de la façon dont nous l’interprétons ; toute relation au passé est la déclaration d’un vivant. Dès lors, se détacher du passé, cesser de le subir comme un fardeau, n’est rien d’autre que l’interpréter au gré de notre volonté, du vivant que nous sommes. S’en détacher, c’est l’assimiler, se l’approprier : celui qui ne veut pas ainsi être enchaîné au passé doit faire justement du passé, son passé. Telle est la condition de possibilité de ce détachement : se détacher du passé, c’est se l’attacher comme l’aliment de notre volonté. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre la distinction faite par Nietzsche entre les diverses interprétations possibles du passé : l’histoire monumentale, l’histoire antiquaire ou l’histoire critique. Ces diverses interprétations ne sauraient valoir absolument mais toujours relativement à la volonté qui les requiert.[5] Partant, si nous avons pu noter que le passé est constitutif de notre identité, il ne se constitue lui-même qu’en relation à cette identité. Dès lors, chacune de ces interprétations peuvent être aussi bien un stimulant ou un poison pour la volonté.
Ainsi, l’histoire monumentale consiste en une interprétation héroïque du passé, où l’on ne s’attache qu’aux actions sublimes, aux faits mémorables et aux grandes figures. Celui qui veut une telle histoire « a faim » de modèles pour l’inspirer : c’est l’actif et le puissant qui veut, par son savoir, armer son courage et qui puise sa détermination dans le passé, écartant tous ses doutes, puisque ce qui a été possible autrefois doit pouvoir l’être encore. Seulement, du fait de son caractère mythologique, une telle interprétation du passé peut aussi devenir son miroir aux alouettes.
Seconde interprétation du passé : l’histoire antiquaire. C’est l’interprétation de celui qui « conserve et vénère (…) qui, avec fidélité et amour, tourne les regards vers l’endroit d’où il vient, où il s’est formé ». Une telle interprétation peut tourner au poison quand elle s’autonomise et, loin de servir le présent, devient un culte aveugle du passé. On tombe alors dans la « manie de l’antiquaille », accumulant vestiges sur vestiges.
Troisième interprétation : l’histoire critique, l’interprétation de celui qui juge l’histoire « au couteau » et convoque le passé devant le tribunal de la vie. Il s’agit de détruire le passé, comme l’obstacle qui empêche l’expression de la vie. Or, un tel renversement, s’il est la condition de toute création, peut aussi se retourner contre la vie même. On ne saurait, en effet, couper les racines du passé, sans se mutiler soi-même.
Ainsi, au travers de ces interprétations du passé et de leurs limites, on s’aperçoit qu’il ne saurait y avoir de relation au passé sans un travail d’interprétation, qui est, comme nous allons le voir, la condition de possibilité pour se délivrer du passé mais aussi pour délivrer le passé.
B. La compulsion de répétition et le travail du deuil : comment la mémoire ne rend le passé qu’en rendant au passé.
Ce faisant, nous nous ferions sans doute une fausse image de la mémoire en la pensant dans les termes d’une mimétique de la copie. Se rappeler, n’est-ce pas aussi, et nécessairement, se détacher du passé ? Si l’effort de mémoire consistait à « rejouer » le passé dans une présence sans écart, comment pourrions-nous simplement éprouver le passé comme passé ? En ce sens, le souvenir rend au passé, tout autant qu’il rend le passé. Quand l’absence est oubliée dans la présence du passé, on ne se rappelle rien, on s’oublie dans la répétition compulsive.
Freud n’est pas sans souligner cette relation de la mémoire au passé dans son analyse de la mélancolie (cf. la Métapsychologie). Le mélancolique est attaché au passé mais on peut dire paradoxalement qu’il est sans mémoire et méconnaît son passé. En effet, la mélancolie est la libido qui refuse que quelque chose soit révolu, qui proteste contre la passéité. Dès lors, le fait passé fait retour non « sous forme de souvenir mais sous forme d’action : [le mélancolique] le répète sans évidemment savoir qu’il le répète ». Ainsi, la libido qui refuse de se détacher de ce qui a été, refuse le passé même en tant qu’il serait passé. Si refuser le passé, c’est chercher à l’oublier, ce peut être aussi ne pas vouloir s’en détacher, comme le montre Freud. Dès lors, c’est en ne faisant pas acte de mémoire que l’on est agi par son passé. Partant, la fidélité de la mémoire est inséparable d’un travail de deuil : seule est fidèle la mémoire qui atteste du passé tout en assumant l’écart qui l’en éloigne irrémédiablement. Travail peut être pris dans un sens quasi obstétrique : la libération douloureuse d’une altérité. Si, comme le souligne Locke, dans son Essai concernant l’entendement humain, la conscience est inséparable d’une mémoire qui est le gage d’une identité continue parce que toujours retrouvée, cette conscience est aussi conscience d’une altérité. En ce sens, l’effort de remémoration n’est pas un retour vers le passé : qui se rappelle fait l’épreuve du devenir et découvre que le devenir n’est pas une illusion. Je puis devenir autre que je ne suis parce que je sais que je ne suis plus celui que j’étais. Dans le souvenir qui n’échoue pas dans la répétition mélancolique se dévoile ainsi la promesse d’un à-venir. Le travail de la mémoire peut, dès lors, apparaître comme un remède contre ce mal « automnal », l’acedia des médiévaux, cette tristesse sans cause, qui est complaisance à la tristesse. Et la psychanalyse est, sur ce point, une libération du passé dans l’appropriation d’un récit (mon histoire), libération du passé pouvant être entendu dans le sens d’un génitif objectif et subjectif : le passé est libéré et je m’en libère par un acte de mémoire qui est restitution du passé et écart au passé. Se souvenir, c’est tout autant retrouver « l’ayant été » que l’éprouver comme « révolu ».
C. La juste mémoire et le rapport à l’origine.
Dès lors, l’exigence de fidélité que l’on attribue à la mémoire peut apparaître comme une épreuve : la mémoire met le passé à l’épreuve et elle est mise à l’épreuve du passé. Le travail de la mémoire est aussi un travail de la mémoire sur elle-même : et dans ce travail, c’est notre identité qui « s’ajuste ». Cette épreuve est un effort pour repousser deux formes d’hubris : le trop de mémoire et le pas assez, qui, l’un comme l’autre, font du présent la proie de la hantise, la répétition, pour ne pas avoir su rendre justice au passé en lui faisant face. Comme le souligne Paul Ricoeur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, le passé ne saurait se découvrir dans sa vérité qu’en raison de cette « juste mémoire » qui repousse ces deux excès. Car dans la fuite ou la rumination, le passé nous pèse de tout le poids de la hantise, uniquement dans la mesure où la mémoire est incapable de le restituer dans une juste distance. Ainsi, « ce que les uns cultivent avec une délectation morose, et ce que les autres fuient avec une mauvaise conscience, c’est la mémoire-répétition. Les uns aiment s’y perdre, les autres ont peur d’y être engloutis ». Aux répétitions funèbres, toujours funestes politiquement, et qui sont toujours le produit soit de l’oubli, soit de la rumination, doit se substituer l’affrontement lucide du passé qu’engage la mémoire-souvenir. Il ne saurait y avoir, en ce sens, de mémoire juste qu’une mémoire critique. Cette exigence de rendre justice en faisant acte de mémoire est revendiquée de façon particulièrement insistante avec l’affirmation d’un devoir de mémoire. Seulement, on pourrait se demander si l’on doit interpréter un tel « devoir » comme l’injonction paradoxale de se souvenir : comment en effet décliner à l’impératif le souvenir qui ne peut jamais être totalement envisagée en dehors d’un pathos ? Ne devrait-on pas plutôt comprendre ce « devoir » comme l’expression d’une justice inhérente à l’appréhension même du passé, de telle manière que celui-ci ne peut que faire retour comme le fantôme qui nous hante, à partir du moment où nous n’avons pas su l’affronter par un effort de mémoire qui nous oblige tout à la fois à l’affronter et nous en libère ? Combien de tragédies (de mauvais romans aussi, et malheureusement, d’événements historiques) sont l’expression de ce retour vengeur du passé sous les formes les plus irrationnelles, le retour d’un passé dont nous sommes le jouet pour ne pas avoir su nous l’approprier dans sa vérité. On ne saurait dépasser ainsi le passé sans en répondre.
Au regard cette nécessité d’une « juste mémoire » qui est tout autant la condition de possibilité de la restitution du passé que de son détachement, toute la question de la relation au passé engage la façon dont nous le découvrons comme une origine. Qu’est-ce qu’une origine ? L’origine n’est pas simplement ce qui est premier dans le temps : elle est première dans le sens où tout ce qui advient provient d’elle. C’est ce qui la distingue d’un simple commencement. On dépasse toujours un commencement, on ne fait qu’imiter une origine. Si le devenir m’éloigne toujours plus du commencement, il me ramène toujours plus à l’origine dont il n’est que l’explicitation. Non que celle-ci s’accomplisse dans l’histoire comme ce qui serait en cours d’élaboration, mais l’histoire qui m’éloigne du commencement découvre ce commencement comme une origine à partir du moment où le commencement se dérobe, quand chaque événement pointe l’absence d’une raison qui puisse l’éclairer, quand la signification de chaque événement dépend ainsi d’un sens qui se dérobe, quand l’événement s’efface comme l’avènement d’un sens. A partir de quel moment l’origine joue-t-elle comme un destin, comme répétition, occultant tout nouveau commencement ? A partir du moment justement où elle n’est pas appréhendée dans son antériorité même, où l’origine n’est pas éprouvée dans sa passéité même, celle d’avoir été un commencement, précieux sans doute mais dépassé. L’enjeu ici de cette relation au passé est de savoir si nous devons le laisser nous hanter sur le mode du mythe ou bien le restituer dans sa vérité même, qui est d’être « ayant été » et « révolu », autrement dit : en faire l’histoire, notre histoire, l’histoire décelant les origines pour les faire apparaître dans leur vérité, celle d’être de simples commencements.
« Pense-Bête » en guise de conclusion
Prenez garde au double aspect de toute question qui s’ouvre sur un « Peut-on ? » : on pose la question d’une possibilité (Est-il possible de ?) mais celle-ci est inséparable d’une question de légitimité (Peut-on ? au sens de : Est-il légitime de ?). La difficulté est alors d’enchâsser les deux problématiques sans jamais les disjoindre.
Quand vous avez une représentation métaphorique implicite dans le libellé de la question (ici, avec le terme de « détachement »), travaillez « au corps » cette représentation pour lui « faire cracher » ces présupposés (ici, une appréhension substantielle du passé) et pouvoir les passer au crible de la critique (ici : montrer comment le passé est non un simple fardeau hétéronome mais un élément constitutif de mon identité qui apparaît sur l’horizon d’une temporalité unifiée, une durée, pour reprendre un concept bergsonien).
Enfin, soyez toujours attentif au pronom possessif dans un libellé : ils sont souvent déterminants et auront souvent un rôle charnière dans votre réflexion : cela peut permettre une reprise « gracieuse » de la question. Ici, par exemple : nous nous détachons du passé en tant que nous sommes justement capables de le faire nôtre.
Petite Bibliographie :
Nietzsche, Seconde considération intempestive, Section I
Bergson, La conscience et la vie, in L’énergie spirituelle.
Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Arléa.
Borges, Funes ou la mémoire, in Fictions.
[1] Cf. le chapitre d’ Ainsi parlait Zarathoustra intitulé « Les trois métamorphoses de l’Esprit », texte précieux qui, comme toutes les grandes allégories, peut être convoqué dans bien des perspectives.
[2] Cf. Soi-même comme un autre. Ne vous y égarez pas, toutefois. Ce n’est pas une lecture si nécessaire que cela…
[3] Une lecture quelque peu superficielle de la Seconde considération intempestive pourrait laisser croire que Nietzsche nous convie à nous libérer de l’histoire. Or, si Nietzsche relève à quel point l’homme est « accroché au passé » et « s’arc-boute contre [son] poids toujours plus lourd », nous engage-t-il à rompre avec cette chaîne pour en préférer une autre ? Si l’animal, comme il le souligne, ne connaît ni la mélancolie ni l’ennui, il n’en est pas moins « attaché au piquet du moment ». Faut-il donc alors fuir une rumination (celle du passé) pour retomber dans une autre (celle stupide de l’animal) ? Ainsi, si l’homme peut vouloir « n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, (…) pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et la bête voulu répondre et dire : « Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre. » Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna ». On ne peut mieux souligner à quel point la conscience du passé est à la fois la condition et la limite de l’esprit.
[4] That’s me qui souligne.
[5] Je ne peux rentrer dans les détails mais ce point est cardinal pour comprendre la pensée nietzschéenne. Toute la critique de Nietzsche, dans la Seconde considération, repose sur un schème majeur : toute volonté de savoir doit être appréciée sur l’horizon d’une volonté de vivre ; seul l’état de notre corps, de notre volonté, est juge de notre savoir, de la dose de savoir que nous sommes capables d’assimiler. Le savoir véritable n’est pas ainsi, pour Nietzsche, un quelconque savoir absolu, mais celui qui s’offre à la vie comme l’aliment dans lequel elle pourra puiser sa force. En ce sens, on ne sait que corps et âme et l’on ne sait rien tant que la pensée ne métamorphose pas le corps, quand, inversement, la vie ne réclame pas le savoir. On peut parler, en ce sens, d’une bio-logie nietzschéenne, qui est plutôt une analyse du logos à partir du bios, une évaluation du savoir à partir de ses effets sur la vie. Jusqu’à quel point une connaissance nous nourrit-elle ? A partir de quel moment risque-t-elle de nous étouffer ? A quel vivant doit-elle être prescrite ? Pour quel autre sera-t-elle un poison ?
Rappelons-nous la fameuse image de Descartes dans la Lettre-Préface aux Principes de la plhilosophie : l’édifice de nos connaissances est comparable à cette totalité vivante qu’est un arbre dont la métaphysique est comme les racines ; la physique, le tronc ; la médecine, la mécanique et la morale, les branches. Si Descartes arrête là sa comparaison et ne nous dit pas dans quel sol plonge les racines, Nietzsche considère qu’il en va, dans ce sol, du destin même de l’arbre. Nietzsche, en ce sens, est un « jardinier » plus conséquent que Descartes : l’arbre du savoir ne saurait prendre et s’épanouir dans tous les sols et, planté dans certains, il ne saurait que tourner à la mauvaise herbe, finir par crever en rendant stérile la terre qui l’a acceuilli. Terre ? Sol ? Il s’agit bien sûr, dans la perspective nietzschéenne, de l’organisme et du « style » particulier de vie qui le caractérise en propre. Partant, il n’y a pas un arbre, un système unique du savoir, mais autant d’espèces de savoir que de types de vie, de « sols ».