MODESTE CONTRIBUTION A LA PIPOSOPHIE CONTEMPORAINE
Nous, philosophes, vivons aujourd’hui une époque exaltante, celle d’un renouveau totalement inédit de la pensée. Exit la vieille métaphysique ! De nouveaux philosophes, échevelés, audacieux, modernes assurément, ont brisé les portes et les fenêtres de l’antique monade pour la jeter dans le monde, allant « droit aux choses mêmes » comme jamais la phénoménologie n’avait su le faire. Ce bouillonnement d’intelligence nous emporte au loin vers des horizons dialectiques inédits, des aventures conceptuelles insoupçonnées, livrant à nos regards étonnés des objets dont nous nous détournions auparavant, méprisants et hautains, sans même reconnaître l’essence dans la boue. Chaque semaine ainsi, la philosophie se réinvente, explore de nouveaux territoires, découvre des objets insolites, « l’absente de tout bouquet ».
Ce mouvement a eu son avant-garde, ses dadaïstes : faisant fi d’une tradition poussiéreuse ou mieux encore extirpant la momie de son mausolée, d’intrépides précurseurs, d’intrépides aventuriers – devrais-je dire - ont osé, il y a quelques années maintenant, une pop’philosophie ou bien encore une philosophie du rock’n roll. Mais ce n’était là encore que balbutiements. Les cavales de la pensée ruent désormais et caracolent en tous sens ; la bride est lâchée.
A chaque semaine sa contrée insolite : hier, un de ces explorateurs nous a révélé l’existentialisme de la série américaine « Six feet under », puis ce fut la métaphysique de « Star Wars » ou bien encore la philosophie de Steven Spielberg. Ces pionniers de la pensée ouvrent chaque jour une nouvelle voie et tout devient possible : car bien des fleurs suaves restent encore à cueillir, le continent abordé est sans limite ; combien de blockbusters, de séries télévisées sont en attente de la pensée qui saura ainsi les butiner et se nourrir de leur suc, rare et si subtil ? A quand une ontologie de Harry Potter ? Mais peut-être existe-t-elle déjà et l’avons-nous ratée ? A quand, de même, une éthique de « Friends » ? Quel psychanalyste saura entendre ce que les « Desperate housewives » nous disent ? Qui verra la portée révolutionnaire de la pédagogie de la libération dont « Breaking Bad » est l’allégorie ? Mais l’aventure ne s’arrête pas là. Osons prophétiser : cette avant-garde se résorbera bientôt en classicisme. D’autres, nous le pressentons – peut-être sont-ils déjà à l’œuvre ? – chercheront leur pensée au-delà, déterritorialisant plus encore la vieille métaphysique : nous voyons venir, impatient scrutateur, une dialectique de « Call of Duty », une cosmologie de « World of Warcraft » et une philosophie existentielle des Pokémon. Nous attendons, béats.
Comme toute avant-garde, ce renouveau de la pensée a son chef de file : Matthieu Potte-Bonneville, philosophe, spécialiste de l’œuvre de Michel Foucault, maître de conférence à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon et responsable du pôle « Idées et savoirs » de l’Institut français. Dans un récent essai collectif (« Game of Thrones. Série noire »), ce penseur nous dévoile, avec une singulière acuité, toutes les subtilités philosophiques de cette série, dans laquelle George Martin, l’auteur du roman, aurait fait preuve – je le cite – d’une remarquable « prescience » de tous les problèmes géopolitiques – lutte d’empires, migrations, etc. – auxquelles les sociétés actuelles sont confrontées, cette œuvre étant ainsi sous-tendue par « une trame complexe d’analyse politique ». Une lecture aussi fine de notre contemporanéité ne pouvait surgir du hasard : seule une connaissance approfondie et perspicace de l’œuvre de Michel Foucault pouvait conduire ainsi à la série « Game of Thrones » et faire de celle-ci le point d’application de celle-là.
Qu’on nous autorise ici à apporter notre modeste contribution à cet élan de pensée. Il est une œuvre, absolument mémorable pour la culture populaire et méprisée par l’élite, qui aurait méritée en son temps toute l’attention de nos Lumières contemporaines : je fais allusion à ce chef-d’œuvre de Jean Girault, « La soupe aux choux » (1981). S’y concentrent en effet, en un parfait ragoût, un renversement de la métaphysique, une leçon d’ethnologie et d’éthique. Tout commence par un inénarrable concours de flatulences entre Louis de Funès et Jean Carmet qui, par la grâce de leurs vocalises, convoquent l’ailleurs, sous la figure extra-terrestre de Jacques Villeret.
Comment ne pas reconnaître ici la grande revanche carnavalesque du corps, une révolte contre tous les dualismes, dans la droite lignée de Nietzsche ou bien d’Antonin Artaud ? C’est le Pet dont surgissent soudain l’Etre et l’Autre. Et la trame complexe de pensées subtiles tissées par Girault ne s’arrête pas là. Car « La soupe aux choux » est aussi une méditation profonde sur le Même et l’Autre, sur la différence et l’identité. Si, comme le soulignent les ethnologues, les mœurs culinaires sont l’une des différences culturelles majeures qui séparent les hommes, Jean Girault retourne la marque identitaire contre elle-même, faisant de la soupe aux choux l’expression d’un lien fraternel qui unit le Même et le tout Autre. C’est à une éthique et un cosmopolitisme du corps auxquels nous convie ce grand penseur, par-delà et en dépit des flatulences du Verbe et de la Raison. Car il est un langage plus obscur mais plus originel et vrai que celui de nos conventions et de nos valeurs, c’est celui de nos tripes. Le visage de l’Autre, dont nous parle Emmanuel Lévinas, ne peut se dévoiler que dans la grande fraternité des corps, laissés à leur libre et joyeuse spontanéité.
Pour un peu nous serions tentés d’en faire un essai, une œuvre, un système. C’est dire à quel point nous sommes emportés au-delà de nous-mêmes, au-delà de toute raison, par ces grands vents de la nouvelle pensée.
Et puisqu’il faut un nom et un étendard à toute avant-garde, nous le crions ce nom, avec le même enthousiasme que Kant à l’annonce de la Révolution :
« VIVE LA NOUVELLE PIPOSOPHIE FRANCAISE ! »