UNE SOCIETE PEUT-ELLE SE PASSER DE RELIGION ?
D’emblée, une telle question nous contraint à affronter la place de la religion au sein de la société ainsi que le sens et la finalité du lien religieux. Selon l’une de ses étymologies, la religion désigne ce qui lie ou relie. Mais que lie-t-elle ainsi ? Ce lien n’est-il qu’un lien de transcendance qui relie les hommes aux dieux ou bien la religion est-elle la condition nécessaire du lien qui unit les hommes eux-mêmes ? Autrement dit, le lien religieux a-t-il quelque chose en partage avec les liens politiques et sociaux ou bien leur est-il étranger ? En nous reliant aux dieux, la religion est-elle vraiment ainsi ce qui nous délie de tout contrat social ? Le lien qu’elle inaugure est-il une simple évasion hors de la société ? N’est-il pas au contraire ce qui met en question le sens du lien social et ce qui pose la question des fondements de toute autorité politique ? En ce sens, en se reliant aux dieux, les hommes ne posent-ils pas avant tout la question du sens de leur condition, de leur destin et de leur vie partagée ? La transcendance, le dialogue qui unit les hommes aux dieux, sont-ils ainsi le chemin nécessaire pour que les hommes donnent sens à leur vie en commun ? Dès lors, peut-on réduire la religion à une expression parmi d’autres de la vie privée, qui n’aurait d’autre portée que celle d’un choix individuel, et qui serait comparable en ce sens avec d’autres formes d’associations (on serait chrétien comme l’on est amateur de bons vins ou philatéliste), ou bien est-elle au contraire ce qui pose la question polémique des fondements du politique, du sens de l’histoire et de l’origine du lien social ?
Par conséquent, on peut mesurer à quel point une telle question déborde la simple question sociologique de la place des religions dans les sociétés modernes ou bien la question psychologique du sens de la foi, comme espoir ou comme besoin de transcendance. Se pose bien plutôt la question de savoir en quelle mesure le lien social et politique est ou non dépendant du lien religieux. Autrement dit, est-il possible de concevoir une société qui se délierait du lien religieux ? Ou bien ce lien est-il constitutif de son ordre, de sa fondation et de sa permanence ? En ce sens, est-ce qu’une société peut pleinement garantir son ordre et sa fondation de façon autonome ? Peut-elle – au sens premier de l’autonomie – se donner à elle-même la loi et assumer cette liberté, ou doit-elle nécessairement conférer à ses lois une autorité et une origine transcendante ?
C’est une telle exigence d’autonomie qui fonde les démocraties modernes. Et s’il s’agissait de définir la démocratie, on pourrait bien la définir ainsi : démocratie est le nom de ce régime politique qui peut se passer de religion, non dans le sens où il tendrait à en interdire l’expression, mais au sens où ce régime affirme la possibilité d’une société autonome, dont les lois procèdent d’une délibération commune entre les membres de la société. La modernité, telle qu’elle s’inaugure au dix-septième siècle, a consisté dans cette déliaison du politique et du religieux, la séparation de leurs fondements et de leurs fins. Or, si l’on est parfois amené aujourd’hui à parler d’un « retour du religieux », on peut se demander si un tel « retour » est purement anecdotique ou bien s’il ne trahit pas un lien indéfectible entre politique et religion.
Car, en admettant que les liens qui unissent les hommes en société puissent se penser en dehors de toute expression religieuse, l’autorité de la loi et de l’Etat y sont-ils si étrangers ? Toute autorité et tout pouvoir ne se fondent-ils pas sur un « mystère » ? Peuvent-ils se passer d’un « sacre », d’une fondation transcendante ? Toute autorité ne s’accompagne-t-elle pas d’une forme de religiosité ? Si nous n’avons plus de religion d’Etat, en avons-nous fini avec la religion de l’Etat ? Quel pouvoir peut se passer d’une religion du pouvoir ? Partant, ce que l’on nomme « retour du religieux » n’est-il pas une sorte de retour aux origines pour toute autorité politique ? Peut-on donc donner droit à une compréhension de la loi et du lien politique et social, pleinement affranchie de toute transcendance ?
Pour affronter ce problème, nous verrons dans un premier temps en quelle mesure le lien social se distingue du lien religieux, aussi bien au regard de ses fondements que des finalités qu’il poursuit. Dans un second temps, nous nous demanderons si la loi et l’autorité d’Etat peuvent, toutefois, s’émanciper de toute transcendance. Enfin, nous essayerons de distinguer le sacré et le religieux, afin de poser les conditions d’une société qui puisse à la fois recueillir ses fondements et affronter son histoire.
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L’hypothèse, engagée par la question, laisse entendre qu’il pourrait non seulement y avoir une relation entre le contrat politique et social qui unit les membres d’une société et la religion, mais plus encore, que celle-ci pourrait apparaître comme une condition de possibilité, voire une condition nécessaire de la vie en commun.
Or, le pacte social qui unit les membres d’une société implique-t-il un lien religieux ? Les fondements et l’ordre d’une société politique ne peuvent-ils ainsi être pensés sans poser la question de la place de la religion dans la société ? Pourquoi toute réflexion sur le contrat politique et social devrait-elle faire face à la religion et la reconnaître ainsi comme son « problème » ?
Une telle question pourrait sans doute sembler anachronique, pour nous modernes, la religion étant interprétée aujourd’hui comme une pratique sociale parmi d’autres, garantie par les libertés individuelles et, somme toute, indifférentes politiquement. Cependant, outre ce que l’on nomme aujourd’hui un « retour du religieux », nous oublions que nos Etats de droit ont fondé leurs principes en affrontant un tel problème : la question de la séparation du politique et du religieux. C’est sur l’horizon d’une telle séparation que le lien politique a pu affirmer son autonomie, poser la question de ses fondements et de ses finalités propres, distinguer clairement le Droit de la morale. Autrement dit, se demander si la société peut ou non se passer de religion, pourrait nous apparaître comme une question surannée, mais ce serait oublier que nos Etats de Droit modernes ont pour origine une telle question et qu’elle est encore le fondement, pleinement actif, des libertés individuelles, garanties par la loi.
Si l’on ne peut donc penser le contrat social sans affronter la question de la place de la religion, c’est bien parce que la religion engage le sens de la condition humaine et de la vie en commun. En ce sens, nulle religion n’est indifférente politiquement. Comme le relève ainsi MARCEL GAUCHET dans son essai, La fin de la religion ?, la charge polémique, qui est cœur de toute religion, tient au fait que la religion ne désigne pas une simple communauté d’amour ou de foi, mais engage une double revendication : la revendication d’une vérité et la revendication d’une loi. Or, cela place la religion dans une position de rivalité par rapport à une certaine rationalité et une certaine conception de la souveraineté. En effet, dans l’ordre religieux, loi et vérité ont une origine transcendante ; les hommes sont censés les recevoir bien plus qu’ils ne se les donnent à eux-mêmes. Loi et vérité sont l’objet d’une révélation et non d’une construction rationnelle ou d’une délibération commune. En ce sens, vérité et loi, dans l’ordre religieux, remettent en cause la capacité d’autonomie des hommes, leur capacité à déterminer par eux-mêmes et à partir des exigences de leur raison ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, leur capacité à produire par eux-mêmes les lois auxquelles ils obéissent. Se plaçant ainsi dans la position de l’homme de foi, Gauchet note ainsi : « Notre loi, c’est du dehors qu’elle nous vient, notre manière d’être, c’est à d’autres que nous la devons, tout ce qui est nature et culture confondues, a son principe et ses raisons au-delà de notre prise comme de notre pouvoir, au sein de la surnature ». Dès lors, loin d’être indifférentes politiquement, les religions – tout particulièrement les religions monothéistes –, parce qu’elles supposent une origine hétéronome de la loi, ne contestent-elles pas la possibilité d’un fondement autonome de la vie en commun et de l’autorité politique ?
Tous les débats qui se nouent autour de la question de la tolérance religieuse, notamment à la fin du dix-septième et dans le contexte de la révocation de l’Edit de Nantes (1685), affrontent ainsi le problème du sens de la société politique : le contrat politique qui unit les membres d’une société peut-il se penser en dehors d’un lien religieux ? Le pouvoir civil peut-il et doit-il ordonner une religion d’Etat ? La question cruciale que pose la question religieuse est celle des prérogatives de l’Etat, des finalités et des limites légitimes de son action, ainsi que de son pouvoir de contraindre. Partant, au cœur d’un tel débat, se pose la question des limites légitimes du pouvoir et de la loi : le Droit doit-il prescrire un modèle moral aux citoyens ? Quelles sont les actions que déterminent les lois et quelles sont celles qui leur sont indifférentes ? La foi est une affaire publique ou bien appartient-elle au domaine des libertés individuelles ?
Telles sont les questions qu’affronte JOHN LOCKE, dans sa fameuse Lettre sur la tolérance (1686). Dans cette œuvre, Locke récuse la légitimation traditionnelle de l’intolérance en matière de religion, justification selon laquelle l’Etat ne devrait admettre qu’une seule forme de culte, une religion commune étant le rempart nécessaire aux troubles et à la sédition civils. L’effort de Locke est justement de séparer les exigences du gouvernement civil des exigences de la religion : le gouvernement civil ne doit s’attacher qu’à défendre les droits naturels des membres de la société, assurer leur liberté, la protection de leurs biens et de leur personne ; ce pouvoir outrepasserait le contrat qui l’a requis en tant qu’autorité souveraine s’il se mêlait ainsi des croyances intimes de chacun et des conceptions qu’il se fait du salut de son âme. Autrement dit, la loi civile ne doit pas prétendre ordonner les consciences individuelles ; la Foi est une affaire privée, qui n’est facteur de troubles civils qu’à partir du moment où, justement, le magistrat civil prétend l’ordonner. Non seulement le magistrat civil ne doit pas légiférer sur les croyances, sans contredire sa fonction, mais il ne le peut pas. En effet, comme Locke le souligne, on ne saurait forcer les consciences, on ne saurait contraindre quiconque à croire ce qu’il se refuse à croire et, cela, quelles que soient les sanctions qu’on lui promette. Ou bien l’on veut faire des hypocrites, qui proclament une foi qu’ils n’éprouvent pas, ce qui serait tout simplement contraire à toute exigence religieuse. Autrement dit, vouloir imposer civilement une croyance religieuse est autant contraire aux devoirs du magistrat qu’à celui de l’homme de foi. Ainsi, il s’agit bien pour Locke de séparer l’Etat et la religion, l’enjeu de cette séparation étant l’affirmation et la préservation des libertés individuelles. Si le pouvoir civil, en effet, impose une foi donnée aux membres de la société, si le Droit se confond avec la morale, ils contredisent la finalité qui les rend légitimes et prennent une forme tyrannique.
Quelle est donc la finalité de l’Etat et du Droit ? Le rôle de l’Etat est de rendre compatible les libertés, d’empêcher qu’elles ne se contredisent et qu’elles se nient les unes les autres. Autrement dit, les lois civiles posent les conditions d’une liberté partagée et ne considèrent que les actions qui unissent les membres de la société, qui sont donc objet de contrat entre eux. Dès lors, le choix que fait un individu du sens de son existence, du salut de son âme, la foi qui l’anime ou, au contraire, qu’il n’éprouve pas, sont indifférents pour le Droit, tant que cela ne représente pas une menace pour la liberté des autres membres de la société. Cette indifférence est la limite des lois et de leur contrainte légitime, ce qui, par conséquent, ouvre un domaine de liberté ou l’individu est pleinement souverain. Le choix que chacun fait ainsi d’orienter son existence selon une certaine perfection ou une certaine idée du bonheur peut être l’objet d’un jugement moral de la part des autres membres de la société, mais ce jugement ne saurait s’accompagner d’une contrainte par corps et de sanctions civiles. Seule une action qui menace la liberté des autres peut être ainsi sanctionnée et être l’occasion d’une contrainte légale. La morale ou la religion ne peuvent faire triompher leur vérité qu’en usant de la persuasion, et non en recourant à la force. C’est aussi ce qui leur donne un sens légitime, car que vaut une foi extorquée par la violence ? La croyance est-elle affaire de contrainte ou bien l’objet d’une reconnaissance libre de la conscience ? Dès lors, une religion d’Etat ne trahit-elle le sens de la foi ?
A la suite de Locke, toute la tradition libérale prolonge cette séparation de l’Etat et de la religion, du Droit et de la morale, afin de concevoir un contrat social, garantissant la liberté de conscience à tous les membres de la société. Ainsi, STUART MILL, dans De la liberté (1859), dénie clairement tout droit au pouvoir politique de plier les existences individuelles à une certaine idée du Bien, quelle qu’en soit l’origine (religieuse, philosophique ou scientifique). Le Bien que poursuit le pouvoir politique n’est pas celui que poursuit le moraliste : le rôle du Droit et de l’Etat est de garantir l’unité et la permanence de la société, en rendant possible la coexistence des libertés, non de chercher à conformer chacun à une idée du bonheur, quelque pertinente qu’elle puisse être par ailleurs. Aussi tout le domaine de la foi et des morales religieuses est apolitique et doit le demeurer. Si les religions monothéistes sont monistes (elles défendent chacune une et une seule idée du Bien et de la perfection, censée déterminer le salut de l’individu), le Droit, lui, est pluraliste, la pluralité étant à la fois la condition de son exercice (il y a une diversité humaine irréductible) et de sa finalité (il doit préserver cette pluralité). Autrement dit, le Droit, au contraire de la religion, ne cherche pas à changer ni à sauver les hommes : sa tâche est plus modeste, mais aussi plus fondamentale ; il cherche à poser les conditions d’une vie commune acceptable pour tous. C’est pourquoi, dans cette œuvre, Stuart Mill conteste les persécutions dont les disciples de Mormon sont victimes. Non pas parce qu’il reconnaît la vérité de cette foi, ni qu’il approuve les mœurs qu’elle prône – il souligne au contraire à quel point elle lui semble absurde – mais au nom d’un principe de liberté d’opinion, de croyance et de conduite de sa propre existence, que la loi doit garantir pour tous, tant qu’elle ne suppose pas de violence faite à autrui. La loi n’est pas là pour tirer les individus hors de l’illusion dans laquelle ils ont fait choix de sombrer : elle est gardienne de la liberté, non de la vérité, jusqu’à la liberté de…se tromper.
Dès lors, la condition première d’une société politique, dans laquelle les libertés individuelles soient préservées, n’est-elle pas de s’émanciper de la religion ? L’affirmation d’un Droit légitime, tel qu’il puisse reconnu tel par ceux qui lui obéissent, ne suppose-t-il pas que les prérogatives du pouvoir civil et de la religion soient clairement distinguées ? Une société libre n’est-elle pas une société dans laquelle la foi religieuse, tant qu’elle ne représente pas une menace pour les libertés, doit demeurer indifférente ? Partant, une société peut bien se passer de religion, non dans le sens où le lien social interdirait toute expression religieuse, mais au sens où le contrat politique qui unit les membres de la société peut prendre force et légitimité sans se fonder sur le lien religieux. Or, en rompant ainsi avec toute fondation religieuse ou morale, le contrat de Droit ne dénie-t-il pas la possibilité pour la religion de faire valoir sa vérité comme une loi ? Sans doute, mais la liberté que le Droit commun garantit, loin d’exclure la religion et la foi, en préserve les expressions, de même que toutes autres opinions.
Toutefois, ne pourrait-on pas soupçonner cette autonomie du politique de n’être qu’un leurre ? Le lien social n’est-il pas porteur d’un sens religieux ? Par-delà la séparation des pouvoirs politique et religieux, toute institution d’une communauté politique n’implique-t-elle pas une part de transcendance et de sacralisation du lien politique et de l’autorité ? Autrement dit, peut-on si aisément séparer le politique et le religieux ? Toute société n’a-t-elle pas un fondement théologico-politique, quand bien même l’Etat n’imposerait aucune religion en particulier ?
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Par-delà la séparation du Droit et des morales, on peut se demander, en effet, si toute société peut vraiment s’émanciper d’une fondation qui, même si elle s’en défend, continuerait de s’inscrire dans le prolongement d’une logique religieuse. Ainsi, est-il possible de concevoir un lien social, ainsi que la fondation d’une autorité souveraine, qui soient absolument étrangers à tout mythe et à toute transcendance ? Le « sacre » moderne de l’Etat n’est-il pas, dans une certaine mesure, la reprise et le prolongement de la transcendance divine ? Toute politique n’engage-t-elle pas une « théologie » et tout pouvoir une religion du pouvoir ? Par ailleurs, le lien social peut-il vraiment se passer de la sacralisation de ses origines et de ses fondements ?
En quelle mesure, ainsi, les sociétés démocratiques modernes, quelle que soit l’autonomie qu’elles revendiquent et l’idéal de laïcité qu’elles poursuivent, ne continuent-elles pas de donner un sens sacré à leurs institutions et aux lois qui les fondent ? Par bien des aspects, les formes de représentations de la loi et de l’autorité dans nos sociétés s’apparentent à des rites sacrés. Pensons à la pompe qui accompagne le pouvoir souverain, exécutif ou législatif (le salut de la garde républicaine aux députés quand ils entrent dans l’Assemblée nationale), à la solennité ritualisée des commémorations, ces moments où la société célèbre sa propre histoire (le cérémonial de la flamme ravivée tous les jours au tombeau du Soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe, par exemple), ou bien encore à la révérence qui s’attache à certains symboles, tels que le drapeau ou bien l’hymne national, censés incarner l’unité et l’appartenance à la communauté politique, la puissance d’incarnation de ces symboles étant d’ailleurs remarquablement signifiée par la loi, puisque dans le droit français (entre autres) l’outrage à l’un de ces symboles est sanctionné sévèrement (d’une amende de 1500 euros). D’autre part, l’affirmation de l’autorité du Droit, dans le cadre des tribunaux, engage toute une ritualisation de la transcendance de la loi : l’architecture, imposante et grave, de ces lieux, souvent –est-ce vraiment un hasard ? – inspirée des temples antiques, la tenue des magistrats, qui soulignent la solennité de leur charge (la robe et l’hermine), le cérémonial qui ponctue le procès (tout le public présent doit se lever à l’entrée des représentants de la loi, le déroulement du procès est très précisément codifié, comme le sont les rituels sacrés), enfin l’attachement au texte de la Loi, qui est la référence et le garant absolu du jugement, tout cela témoigne sans doute d’une permanence du sacré dans l’interprétation du lien politique. En ce sens, peut-il y avoir république, au sens strict, c’est-à-dire constitution d’une « chose commune », telle qu’elle prendrait corps dans une reconnaissance symbolique partagée par tous à une appartenance nationale, sans des formes de liturgie, qui, tout en se référant à des symboles laïcs, n’en seraient pas moins porteuses d’une signification religieuse ? Qui se souvient du discours d’André Malraux en 1964, pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, ne peut qu’être frappé par le caractère profondément liturgique, par la gravité religieuse de cet instant. Faut-il y voir l’impossibilité pour une société de se passer de représentations transcendantes, capables de figurer l’autorité de la loi et du pouvoir souverain ? La célébration de la Fête nationale marque ainsi l’apparente impossibilité pour une société de garantir son ordre et sa permanence sans renouer avec son origine, sans se référer à un mythe fondateur. La nation est, en ce sens, un concept religieux, dans le sens où elle est la façon dont une société renouvelle son contrat en se recueillant sur son origine. L’une des étymologies du mot « religion » engage un tel sens : est religieux ce qui se recueille sur une origine et en préserve la présence. Comment ne pas voir ainsi dans la plupart de nos concepts politiques modernes des formes de sécularisation de concepts théologiques ? Plus encore, toute religion ne pourrait-elle pas être interprétée comme la nécessité, pour une société, de se recueillir sur sa fondation, afin de garantir sa permanence ?
Dès lors, si une société ne peut se passer d’une forme de religion, n’est-ce pas avant tout parce que toute autorité et tout ordre commun supposent, par essence, l’affirmation d’un principe de transcendance ? Le sacré n’est-il donc pas politique, avant que d’être religieux ? Ainsi, dans un passage du Contrat social, ROUSSEAU, tout en récusant toute confusion entre le pouvoir civil et la religion, insiste sur une « profession de foi purement civile » qui consiste pour tout citoyen à « aimer sincèrement les lois ». En ce sens, l’unité d’une société serait inséparable d’une « religion civile », c’est-à-dire d’une forme de foi citoyenne, marquant l’attachement de chaque citoyen à la communauté politique dont il est membre, religion, qui, pour être sans dogmes, n’en exige pas moins l’adhésion entière de chacun à l’Etat. Cette « religion civile » inspirera d’ailleurs en grande partie le « Culte de l’Etre suprême » au cours de la Révolution française, ce culte consistant à célébrer, comme autant de divinités substantielles, les valeurs de la République (liberté, égalité, etc.). En ce sens, le pacte social peut-il se passer d’une forme de foi, qui ferait de ce contrat une adhésion fervente ? En quelle mesure ainsi les concepts de « nation » ou de « patrie » sont-ils des concepts juridico-politiques ou des concepts théologico-politiques ? Dans Le Peuple, l’historien du dix-neuvième siècle, JULES MICHELET réinvestit ainsi sur le peuple et sur la patrie, toute une ferveur quasi mystique, qui lui apparaît nécessaire pour donner à la nation française le sens de son destin historique, allant jusqu’à concevoir une « philosophie religieuse du peuple », selon ses mots. Toute collectivité ne pourrait-elle donc se passer de la transfiguration mythique de sa propre histoire ? Ne peut-elle donner sens à son contrat qu’en se figurant une « âme » (« l’âme » des nations, des peuples,…) ?
Aussi, même si la question pourrait sembler « provocatrice », on est ainsi en droit de se demander si l’Etat moderne, tel qu’il prit forme dès l’époque médiévale et s’épanouit à l’époque classique, ne s’est pas tout simplement substitué, en la prolongeant, à l’institution religieuse du divin, en s’emparant des attributs du sacré et en se figurant lui-même comme une puissance divine. Dans une thèse fameuse, les deux corps du roi (1989) l’historien ERNST KANTOROWICZ a montré combien la représentation du pouvoir souverain, dès le Moyen-Age, était héritière de toute une liturgie et une théologie, qu’elle conservait, tout en s’en emparant, divinisant ainsi le pouvoir politique : ainsi, l’idée médiévale d’un « double corps » du roi, celui-ci ayant à la fois un corps naturel et mortel (comme tout autre homme) mais étant aussi l’incarnation d’un corps éternel (celui de sa fonction sacrée), est la reprise et le prolongement du « double corps » de la religion chrétienne (le corps du Christ, à la fois homme et dieu). En ce sens, l’autorité de l’Etat ne semble pas pouvoir s’affirmer sans une fondation mythique : celle de la transcendance de sa puissance. Le Léviathan de HOBBES (1650) en est l’expression remarquable, seule l’affirmation d’un pouvoir souverain transcendant garantissant la sortie de la guerre de tous contre tous, qui caractérise l’état de nature. On peut se demander si l’autorité des lois, par-delà leur légitimation rationnelle, ne requiert pas toujours des formes de sacralisation, seule à même de donner la mesure de leur puissance, en nourrissant des sentiments aussi religieux, que la fascination ou l’effroi. Partant, aussi rationnels que puissent être les Etats de Droit modernes dans leurs fondements, la puissance des lois relève-t-elle de la raison ou d’une imagination qui les divinise ? N’y a-t-il pas un conflit, toujours effectif pour l’esprit moderne, entre les exigences d’un Droit exclusivement fondé sur la raison et l’affirmation de l’autorité souveraine dont la puissance n’est reconnue que si elle marque les sensibilités, frappe les imaginations, par le rite, les mythes et la célébration ? Si la raison, seule, peut donner légitimer aux lois, est-elle capable pour autant de révéler – nous choisissons à escient un terme religieux – leur puissance ? Tout Droit requiert un contrat de raison. Mais toute puissance ne requiert-elle pas un sentiment religieux, le sentiment qu’éprouve celui qui découvre la grandeur incommensurable du pouvoir, au travers des marques et des symboles qui le distinguent et le séparent des formes profanes de la société ?
Dès lors, si nous, modernes, disons (peut-être trop rapidement) que « Dieu est mort » - formule que l’on doit à NIETZSCHE – ne faisons-nous pas mine d’ignorer la permanence du sacré et des mythes, et aussi de formes de divinisation, dans les représentations qui fondent et animent nos sociétés ?
L’anthropologue RENE GIRARD, dans la Violence et le sacré, note ainsi que notre difficulté moderne à penser le religieux tient non au fait que nous en serions « sortis » mais que nous continuons au contraire de nous inscrire dans sa logique. Ce qui définit, en effet, le religieux, selon lui, c’est l’affrontement avec une violence originaire et l’effort pour « tromper » cette violence, l’empêcher de contaminer l’ensemble des rapports sociaux. Or, sur ce point, les systèmes judiciaires modernes ne peuvent pas interrompre cette violence, lui interdire d’affronter les lois selon une logique de vengeance, qu’en donnant aux lois une forme transcendante. Comment faire pour distinguer la violence de la loi de la violence ordinaire ? Toute autorité ne peut garantir la légitimité de sa propre violence et son droit de contraindre, qu’en les figurant comme une violence transcendante, qui n’aurait rien en partage avec la violence ordinaire. Tout processus de légitimation du pouvoir du souverain engage une transfiguration rituelle, en un sens religieuse, de sa puissance. Partant, au seuil de toute communauté politique, n’y a-t-il pas la nécessité de produire la séparation entre un domaine sacré et un domaine profane, ne serait-ce que sous la forme de la séparation entre une violence légitime (celle du Droit) et une violence illégitime ?
Ce faisant, si une société ne semble pas pouvoir se passer de religion, c’est sans doute parce que toute autorité politique tire avant tout son pouvoir d’une fondation religieuse. En effet, par-delà les rites institués, les mythes et les dogmes, n’y a-t-il pas une permanence du sacré au cœur même de nos institutions ? Et, si tel est le cas, n’est-ce pas parce que le pouvoir ne saurait affirmer sa souveraineté, sans figurer sa transcendance et en entretenir le mythe ? Partant, la première des religions qui fonde toute société, et dont les religions particulières ne sont peut-être que des expressions particulières, n’est-ce pas la religion de la Loi ? Le sacre du Droit et du souverain sont-ils les conditions indépassables de toute société politique ?
Notre question de départ prend alors un tout autre sens – et un sens beaucoup plus fondamental : si, en effet, on peut se poser la question de la séparation du politique et du religieux, ce ne serait pas tant du fait d’une prétention renouvelée du religieux à se faire valoir politiquement, que de l’impossibilité pour le politique de s’interpréter en dehors d’une forme religieuse, sans figurer sa souveraineté sur un mode transcendant et sacré. Dès lors, toute société est-elle condamnée à une unité théologico-politique ? Ne peut-elle garantir son ordre qu’en mythifiant sa fondation et en figurant ses lois comme des autorités transcendantes ?
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Ainsi, on pourrait douter que le pouvoir souverain moderne se soit vraiment séparé du religieux. Du moins, cette séparation pourrait fort bien être interprétée comme la façon dont l’Etat moderne s’est emparé, pour lui-même et pour « sacrer » sa propre autorité, des attributs qui caractérisaient auparavant l’autorité religieuse. Toutefois, on pourrait objecter à cette idée d’une permanence du religieux que la permanence du sacré ou bien de formes de transcendance, qui fondent l’autorité politique, ne prennent pas nécessairement une forme religieuse. Si, en effet, l’autorité politique ne peut sans doute pas se passer de la figuration de sa propre puissance au travers d’un ensemble de symboles sacrés, cette « liturgie » du pouvoir souverain peut-elle être confondue avec les formes propres de la religion ? Toute transcendance est-elle ainsi nécessairement religieuse ? Ne serait-ce pas plutôt le fait que la religion ait pu s’affirmer comme un pouvoir pendant des siècles, qui nous conduit à identifier ainsi tout pouvoir comme une forme religieuse ?
Il ne faudrait pas confondre ici le respect que requièrent les lois civiles et celui qu’engage les articles de foi. Et c’est peut-être sur le sens d’un tel respect, sur le sens de la loi –bien plus que sur les origines du pouvoir et de l’autorité- que se joue la différence entre le lien politico-social et le lien religieux. Le Droit est toujours soumis à un processus de légitimation, tel que sa légitimité est inséparable de la reconnaissance en raison de ceux qui y obéissent. Autrement dit, comme le souligne ROUSSEAU, dans le Livre I du Contrat social, les lois ne s’imposent pas aux membres de la société comme une nécessité aveugle, naturelle ou divine, à laquelle ils devraient se soumettre ou se résigner. Et c’est là que se joue toute la différence avec le respect dû aux lois divines : le citoyen n’est pas Abraham ; son devoir ne consiste pas à obéir à une loi qu’il ne comprendrait pas et que sa raison ne peut pas interpréter, comme le prophète qui conduit son fils Isaac au sacrifice, parce que son dieu le lui demande. Si, donc, le respect de la loi religieuse est inconditionnel, si les lois divines tirent leur légitimité de leur auteur, le respect des lois civiles, lui, ne saurait être inconditionnel, et le citoyen ne doit obéir aux lois que tant qu’elles sont légitimes, conformes aux fins qu’elles sont censées servir. Autrement dit, l’autorité des lois religieuses procèdent de leur origine ; l’autorité des lois civiles, des buts qu’elles sont censées servir. Et cette différence est décisive : si les premières sont, dès lors, légitimes par essence (pourrait-on dire), les secondes, au contraire, ne valent qu’en tant qu’elles servent le contrat qui fonde l’obéissance qui leur est due. La légitimité de la désobéissance civile est sans doute ce qui sépare le plus les lois civiles des lois divines : au contraire du croyant, les lois ne sont pas sacrées pour le citoyen ; seule est inaliénable, la liberté qui les a requises. Partant, si le Droit implique le respect de la loi, ce respect n’est pas une « foi » : l’obéissance aux lois civiles ne requiert pas l’amour mais l’intelligence critique, ne requiert pas l’adhésion fervente mais la reconnaissance rationnelle, ne requiert pas l’écart sacré mais la délibération commune.
Dès lors, une société politique doit-elle se penser sur le modèle d’une communauté religieuse ? Qu’est-ce qui distingue ces deux formes de vie en commun ?
Une communauté suppose l’attachement entier de chacun à une identité commune ; elle engage l’unité indéfectible d’un corps politique auquel chaque membre est subordonné. Le principe de toute communauté (religieuse ou autre) est : qui se ressemble, s’assemble. Aussi, on pourrait dire que toute communauté est, par essence, orthodoxe, ne peut demeurer en son sein que ceux qui partagent la même vision du monde. En ce sens, l’unité d’une communauté se fonde sur le principe d’une identité partagée ; c’est parce qu’on partage la même foi, qu’on vit en commun. Or, c’est là la différence fondamentale avec une société politique : tel que le souligne ARISTOTE, dans sa Politique (Livre II), « La Cité est par sa nature est pluralité » ; une société politique ne présuppose pas une quelconque identité préalable à la vie en commun, ce qui d’ailleurs la distingue, selon Aristote, de la famille (qui suppose une identité naturelle) ou bien de la troupe militaire (identité par la discipline). Partant, l’unité d’une société politique est une unité sans identité, une unité qui n’exclut pas la différence, mais au contraire l’implique, comme l’élément même de sa dynamique et de sa créativité. Dès lors, ce qui caractérise en propre une société politique, selon Aristote, c’est d’être l’unité d’une pluralité ; c’est aussi ce qui fait sa beauté, selon lui, la belle société politique, étant semblable à la belle symphonie, l’unité, non de sons identiques, mais l’unité de sons contrastés.
Partant, si l’unité religieuse, la communauté, suppose l’identité et exclut l’altérité, l’unité d’une société politique engage une pluralité et admet la division, autant que la différence. Tel est d’ailleurs ce qui, selon des penseurs contemporains, tels que Marcel GAUCHET ou bien Claude LEFORT, définit en propre la démocratie : la société démocratique est une société qui affronte sa propre division, qui accueille en elle-même la possibilité du dialogue polémique des différences, et qui interprète cette division, non comme une menace pour son ordre, mais comme la condition du sens de son unité. En ce sens, si une communauté religieuse est consensuelle, par essence ; une société démocratique se nourrit de son propre dissensus.
Il est clair que c’est cela qui accuse la vulnérabilité des sociétés démocratiques. Car, comment garantir l’unité de la société, en l’exposant ainsi au dialogue conflictuel des différences qui la composent ? L’identité communautaire n’est-elle pas plus à même de garantir un ordre commun permanent ?
Or, voilà sans doute ce qui donne son sens à une société politique et marque sa séparation avec la logique religieuse, tel que le souligne Marcel GAUCHET, dans la Fin de la religion ? : une société politique est une société qui s’ouvre à l’histoire, parce qu’elle affronte sa propre vulnérabilité. Comme il le souligne, l’ordre religieux est « contre l’histoire », lui opposant la permanence d’une origine, qui absorbe toute possibilité d’un événement, d’une nouveauté radicale. La religion est la répétition d’une origine, d’une fondation indépassable (telle que d’ailleurs le signifie l’une des étymologies possibles : religare, le fait de recueillir, de renouer avec l’éclat d’une origine). Vulnérable est, au contraire, une société qui, au lieu d’avoir un destin, s’ouvre à l’action, au sens fort du terme, c’est-à-dire à la possibilité d’un événement, d’un commencement. Une société politique est ainsi une société qui s’ouvre au travail de la liberté, qui court le risque de l’histoire. Rien n’est écrit et le sens des valeurs et des lois est toujours à inventer, comme le souligne Cornélius CASTORIADIS, dans les Carrefours du labyrinthe : la société démocratique est l’instauration d’une société autonome, « d’une société qui, tout en vivant sous des lois et sachant qu’elle ne peut pas vivre sans loi, ne s’asservit pas à ses propres lois ; d’une société, donc, dans laquelle la question : quelle est la loi juste ? reste toujours ouverte ». Or, comment ne pas trembler devant une telle liberté historique, qui est aussi notre responsabilité historique ? C’est bien cette fuite devant sa propre histoire et devant sa propre liberté, qui définit selon MARX, la religion : si la religion est « opium », selon son mot célèbre, c’est parce qu’elle endort l’angoisse de l’homme face à sa propre responsabilité historique. Dès lors, tant que les hommes n’assument pas leur propre pouvoir créateur, tant que les peuples ne s’emparent pas véritablement de leur liberté historique, on peut bien dire que la société ne peut se passer de religion, avec ou sans dieu, ou bien avec des divinités substitutives (l’économie en fait office, aujourd’hui, apparaissant comme une logique sacrée, qui transcende toute action politique et détermine le destin des sociétés. Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’elle a ses prêtres, il est sûr, toutefois, que ces adorateurs sont nombreux…)
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Ainsi, comme nous venons de le voir, une telle question nous contraint à affronter le sens de la vie en commun, du contrat social et politique qui unit les membres de la société, de la légitimité de l’autorité souveraine, ainsi que les différences qui séparent le droit de la morale. Si la possibilité de définir une société politique, poursuivant des finalités distinctes de la religion, est ainsi le fondement des libertés individuelles partagées, on peut se demander en quelle mesure tout pouvoir souverain, fut-il démocratique, ne prolonge pas une forme de sacralisation religieuse de l’autorité et de la Loi. Partant, qui pose la question de la séparation du politique et du religieux ne devrait pas tant s’inquiéter de la prétention des religions à revendiquer le pouvoir civil que de la capacité du pouvoir politique à concevoir son autorité, hors de toute transcendance.
Le défi des sociétés démocratiques est sans doute, sur ce point, d’affronter la vulnérabilité d’une unité, qui, au contraire des communautés religieuses, ne repose sur aucune identité de foi, sur aucun amour ni sur aucune vérité première. Cette vulnérabilité se nomme pluralité, liberté et histoire. En son sens antique, et bien peu contemporain, la démocratie a surgi de cette nécessité pour l’homme d’affronter sa condition propre et le sens de sa liberté, sans pouvoir désormais se réfugier dans l’éternité des mythes. Nos sociétés ont-elles ainsi encore besoin de se réfugier dans les mythes des origines ou bien auront-elles le courage de leur vulnérabilité ? L’homme peut-il courir le risque de sa liberté ?